Les postures pédagogiques de la méthode Kaddouch®

Les moyens d’une pédagogie de la création : les postures pédagogiques

J’ai mis au point une multiplicité de dispositifs pédagogiques susceptibles d’aider les élèves à développer leur créativité.
Je vais vous les présenter et les classer

Introduction

Il existe selon moi quatre postures fondamentales :
la posture communicationnelle (que j’appelle parfois la posture dialogique),
la posture empathique,
la posture inductive et
la posture opératoire.

Chacune posture désigne une intention de l’enseignant. 
De cette intention découle à chaque fois une action (le geste pédagogique) et celle-ci devient opérationnelle à travers une multiplicité de procédés pédagogiques. 

Chaque procédé est la coordination d’un, de deux ou de trois sous-procédés de base : la magnification, le mur et le mime.

Il existe une catégorie de procédés pédagogiques caractéristique de mon approche :
les procédés polyphoniques (bourdon, homorythmie, polyrythmie, contrepoint).
Le geste polyphonique n’est rien d’autre que l’action qui consiste à recourir à l’un de ces procédés dans le but d’atteindre l’objectif fixé par l’une des quatre postures. Ce geste est caractéristique d’un enseignement de la musique essentiellement fondé sur la pratique de l’improvisation et dont la finalité est d’amener les élèves à conduire un flux présentiel.

 

1. La posture communicationnelle (déclencher)

La première tâche d’un professeur de musique est d’accueillir l’élève dans un espace de communication et de lui faire une place. Lors d’un premier cours, je propose souvent aux élèves d’improviser avec eux. Ils découvrent alors, à leur grand étonnement, qu’ils savent jouer du piano. Comment leur donner cette impression ? J’exécute souvent pour y parvenir un bourdon, c’est-à-dire « un processus dans lequel un ou plusieurs sons maintenus servent de base à une ou plusieurs lignes mélodiques jouées simultanément ». Ce flux sonore sous-jacent et constant permet aux élèves de jouer librement sans qu’aucune note ne sonne « faux ». Ils peuvent en outre régler leur jeu sur cet axe aisément perceptible. Il m’est aussi possible de m’adapter rapidement de cette façon à leur vitesse de production. Mon jeu consiste en bref à donner à leurs premiers pas en musique un certain rendu, une certaine efficacité : ils doivent avoir le sentiment que « ça sonne ». En d’autres termes, je magnifie toutes les notes et les rythmes qu’ils produisent ou essaient de produire. Ils parviennent ainsi à jouer avec moi quelque chose qui leur plait, même s’ils n’ont jamais touché un instrument de leur vie. Mon intention est clairement de les inviter à entrer dans un monde musical amical dans lequel ils se sentent en sécurité et en réussite. Il ne s’agit pas de partager une tranche de vie, mais de leur faire comprendre qu’ils peuvent être les co-auteurs de cette tranche de vie.
Cette démarche ne concerne pas uniquement les cours individuels. Je chante par exemple avec des bébés la chanson des bisous lorsque soudain je l’interromps. Je tends alors un micro successivement à plusieurs bébés après avoir montré, avec un ton amusé, que celui-ci permettait d’amplifier le son d’un bisou. Je les incite ainsi à oser. Je déclenche. Autrement dit, je « retire la clenche ». J’ouvre la porte, mais ils restent libres d’entrer. C’est eux qui décident. Cela n’aurait aucun sens pour moi de les y contraindre. Cela doit venir d’eux et non de moi ou de leurs proches. Certains bébés ne s’y risquent pas. D’autres au contraire en profitent pour s’exclamer et je souligne leur intervention en les félicitant et en la qualifiant comme on décrirait une œuvre d’art (c’est un bisou « piquant », « vigoureux », « délicat », etc.). Je félicite même ceux qui n’émettent pas le moindre son (c’est un bisou « timide ») ou qui repoussent ou fuient mon micro (c’est un bisou « non »). Ils sont ainsi intégrés sans pour autant être obligés d’adopter tel ou tel comportement. Ces procédés (le micro, les félicitations, le rythme de passation que je maintiens pour que l’attention ne retombe pas, etc.) accomplissent ma posture communicationnelle : je souligne la force expressive de ces élèves au cœur d’une tranche musicale de vie. Des bébés assis et immobiles peuvent de cette manière avoir le sentiment d’être les co-auteurs, même modestes, de cette tranche.
La musique est, avant tout, comme me l’a appris tonton Max mon beau-père et maître de musique, un acte convivial de communication auquel tous les êtres humains peuvent contribuer. Tel est au fond ce que j’essaie de prouver dans un premier temps à mes élèves. Telle est mon intention démonstrative. Tel est le contenu de la posture communicationnelle, que j’appelle parfois d’une façon un peu restrictive la posture « dialogique » – les bébés peuvent en effet communiquer en l’absence de tout dialogue par la présence. Une telle posture a pour finalité de déployer une ambiance de communication bienveillante entre tous les participants. Des bébés peuvent avoir durant les premières séances une certaine appréhension. De jeunes enfants peuvent être timides. Des enfants plus grands ou des adultes se croient parfois nuls ou ignorants. Il est important pour cette raison de déclencher une expérience dans laquelle ils peuvent communiquer librement (s’ils le souhaitent et à leur manière) avec d’autres personnes. Tel doit être le geste pédagogique. La communication englobe dès le départ la capacité à exprimer et comprendre au moins des goûts superficiels. Dans une tranche musicale de vie, les participants ne se contentent pas de produire. Ils sont aussi à l’écoute des autres. Ils sont les auteurs de ce moment en tant que producteurs et spectateurs. Ils peuvent même demeurer de simples spectateurs – un public participe autant qu’un comédien au succès d’un spectacle. Ils échangent des informations par leurs rires, leurs attitudes. Ils dialoguent amicalement. Ils montrent leurs intérêts et ils repèrent les intérêts des autres. Ils peuvent aussi être présents, même s’ils ne sont pas encore en âge d’employer ou d’interpréter des signes. L’essentiel est qu’ils se sentent les co-auteurs efficaces d’une tranche musicale de vie – il existe divers procédés pédagogiques pour créer une telle tranche : improviser avec un élève, chanter avec des enfants, etc.

 

2. Les potentialités et l’ignorance active

Dès que l’élève commence à s’exprimer grâce à la posture communicationnelle, il devient intéressant pour l’enseignant d’entamer un ensemble d’observations. Il cherche à repérer avant toute chose une ou plusieurs zones de réussite qui expriment une potentialité. Un enfant me confie par exemple entre deux moments d’improvisation qu’il aime danser. Je lui demande de me montrer. Il se lève et exécute quelques pas. Je le félicite. Je remarque alors la grâce avec laquelle il les réalise. Il revient ensuite au piano et se remet à jouer d’une manière beaucoup plus fluide. Cet enfant est de toute évidence gracieux. Cette potentialité s’exprime à travers la danse, autrement dit à travers une certaine zone de réussite. Elle se manifeste aussi certainement à travers d’autres mouvements (dans sa manière de se déplacer, de dessiner, etc.) c’est-à-dire à travers d’autres zones de réussite. Elle ne se révèle pas néanmoins dans toutes ses activités : son improvisation manquait auparavant de souplesse. Je viens de l’aider à connecter une potentialité (la grâce) à une zone d’activité (l’improvisation) pour en faire une zone de réussite (une zone d’activité nourrie par une potentialité). Le rapport entre une potentialité et ses zones de réussite est le même que celui qu’on trouve entre une idée et ses variations : les zones de réussite sont les actualisations d’une potentialité au même titre que les variations sont les manifestations concrètes d’une idée. Il ne faudrait pas confondre pour autant les idées et les potentialités, les variations et les zones de réussite.
Une zone de réussite est simplement une activité quelconque (danser, cuisiner, découper, monter aux arbres, etc.) qu’un élève aime pratiquer et dans laquelle il montre un certain talent. Toute activité réussie (la danse) se compose à un moment donné d’un ensemble de variations effectuées simultanément ou successivement (réaliser tel ou tel pas de telle ou telle manière) sous différentes formes (se mouvoir, chanter, etc.). Elle manifeste ainsi une multiplicité d’idées – la grâce, le rythme, une émotion, etc. Ces variations ne sont pas toutes réussies : l’élève est gracieux et expressif, mais il n’est pas très à l’aise sur un plan rythmique. Elles peuvent être brillamment exécutées, réussies, mais demeurer en partie ou en totalité stéréotypées. L’élève exprime une idée par les mêmes variations : il réalise à chaque cours les mêmes pas de danse. L’idée est dans ce cas non créative, dévitalisée. Il arrive aussi parfois que les idées exprimées dans une telle activité soient toutes superficielles. Toutes les idées réussies ne sont donc pas nécessairement personnelles ou créatives. Une zone de réussite n’est donc pas forcément ductile (personnelle et créative). Il est possible par ailleurs qu’une telle zone ne contienne pas la moindre idée ductile. Une potentialité est, quant à elle, une idée qu’un élève aime superficiellement ou profondément et qu’il parvient à exprimer d’une façon stéréotypée ou créative dans un certaine domaine – c’est-à-dire à travers certaines formes. Toute potentialité est donc au moins une idée réussie, c’est-à-dire une idée à la fois désirée (superficiellement ou profondément) et maîtrisée (l’élève sait produire avec aisance au moins l’une de ses variations).
Les potentialités sont particulièrement intéressantes à repérer d’un point de vue pédagogique. Elles sont en effet le plus souvent animées par un goût profond. Elles sont rarement superficielles. De plus, même si elles sont stéréotypées, les connecter à une autre forme permet de les vitaliser. Elles sont en ce sens aisément vitalisables. Imaginons un élève qui exécute indéfiniment les mêmes pas gracieux. Sa grâce en danse n’est donc pas vitalisée. Elle est réussie, mais stéréotypée. Il va devoir néanmoins créer de nouveaux mouvements pour parvenir à réaliser sur le piano une improvisation gracieuse. Il transpose ainsi des compétences qu’il possède dans un domaine dans un autre. Il opère plus précisément une synesthésie fonctionnelle. Le rapport entre tel et tel mouvement de bras en danse devient par exemple le rapport entre tel et tel mouvement de bras (de poignets ou de doigts) effectué pour enfoncer avec souplesse les touches du piano. C’est cet acte de synesthésie fonctionnelle qui revitalise la grâce de cet élève. Musicaliser la danse gracieuse permet de vitaliser une idée réussie qui était demeurée jusque là stéréotypée, cloisonnée, répétitive. La transesthésie est cette action réalisée par le professeur dont le but est de déclencher chez l’élève une synesthésie fonctionnelle. Les enfants sont non seulement invités à produire des synesthésies (des analogies entre une forme et une autre) mais à les rendre fonctionnelles. Les synesthésies ne sont pas en effet simplement perçues. Les élèves les utilisent pour réaliser une action à la fois créative (inventer des mouvements pianistiques pour jouer le générique ou une œuvre pour symboliser la stabilité du fer) et personnelle. Ils les mettent en œuvre. Ils les font fonctionner.
Je rappelle que l’idée représentée par la synesthésie est selon moi personnelle, quand elle n’est rien d’autre que la détermination de l’élève ou l’objet d’un enthousiasme. Souvenons-nous aussi que les enthousiasmes sont les composantes de l’évodique, autrement dit les penchants pour telle ou telle idée qui caractérisent la personnalité profonde d’un individu. La détermination n’est certes pas une composante de la personnalité de l’élève et on pourrait être surpris pour cette raison que je qualifie de « personnelle » une idée qui n’est rien de plus qu’une détermination. Mais il faut garder à l’esprit que la détermination demeure le support fondamental à partir duquel l’élève peut exprimer sa personnalité une fois que son évodique a été marquée par cette détermination. C’est pourquoi toute détermination est « personnelle » à sa façon : elle caractérise la personnalité de l’élève dans l’exacte mesure où elle reste son unique moyen de réalisation. Il est en outre plus simple de repérer une détermination que des composantes de l’évodique lorsque les élèves ont une évodique déterminée. Comment procéder ? Il est vrai que l’enseignant n’a pas immédiatement accès à la détermination ou à l’évodique de ses élèves. Il peut en revanche avoir rapidement accès à une zone de réussite. C’est en s’appuyant sur celle-ci qu’il peut remonter jusqu’à la détermination ou l’évodique.
Il m’arrive parfois de demander à des élèves suffisamment âgés ce qu’ils aiment ou savent faire. Des élèves plus jeunes peuvent aussi le montrer ou le dire spontanément. Avec l’expérience, le professeur peut même apprendre à deviner les zones de réussite à travers la lecture des mouvements pré-moteurs, des plissures. Certaines aptitudes se retrouvent des fois en effet dans la démarche, dans la gestuelle ou dans la voix des individus. Toutes ces informations sont précieuses. Elles renseignent l’enseignant sur les zones de réussite de son élève. Mais pourquoi accorder dans la pratique une telle importance à de telles zones ?
Le point de départ de toute observation dans ma pédagogie est que l’élève ne sait pas qu’il sait et que le professeur sait qu’il ne sait pas : l’élève ignore qu’il possède des potentialités qu’il peut mobiliser pour réussir en musique (il ne sait pas qu’il sait) ; l’enseignant n’ignore pas qu’il ne peut connaître par avance les potentialités de l’élève (il sait qu’il ne sait pas). Cette ignorance de l’enseignant n’est pas par ailleurs un obstacle, mais une occasion pour celui-ci. C’est du moins le cas lorsqu’il sait que ce qu’il ne sait pas (les potentialités de l’élève) est ce à partir de quoi il va pouvoir enseigner. Cette méconnaissance doit en ce sens devenir une ignorance active : le professeur, conscient de la manière dont un processus d’apprentissage à la fois créatif et personnel devient possible, part activement à la recherche des potentialités de son élève. Il a compris que son premier objectif est d’identifier celles-ci. Il a saisi qu’il va pouvoir ainsi mettre en place un ensemble de transesthésies et rendre ductile (créative et personnelle) l’expression musicale de son élève.
L’ignorance active est en définitive une activité concrète dont la tâche est pour commencer de dégager des zones de réussite dans le but de déceler au sein de celles-ci des potentialités. Son usage est fondé sur une observation générale selon laquelle les potentialités sont le plus souvent personnelles et peuvent aisément être vitalisées (rendues créatives) au moyen de transesthésies. Il ne suffit pas pour autant de mettre à jour des potentialités et de les actualiser dans une pratique musicale. Il s’avère nécessaire de parvenir à remonter jusqu’à l’évodique ou à la détermination.
J’observe chez Théodore dans un premier temps une zone de réussite : il possède des capacités cognitives hors normes et il est capable de les employer pour résoudre seul des situations-problèmes inédites. Il confronte par exemple le contenu de divers ouvrages sur les oiseaux dans le but d’obtenir une connaissance plus solide sur ces volatiles. Il comprend donc l’idée de classification animale, mais aussi l’idée de régime alimentaire, de territoire, d’organes, etc. Chacune de ces idées réussies (maîtrisées et désirées), chacune de ces potentialités, pourrait d’ailleurs être elle-même décomposée en sous-idées réussies, en sous-potentialités. Les potentialités sont parfois nombreuses au sein d’une zone de réussite. La transesthésie se révèle alors particulièrement utile d’un point de vue pédagogique pour opérer un tri. Il est impossible en effet de tout transposer. L’élève est lui-même conduit à sélectionner les idées qu’il souhaite illustrer. Qu’est-ce qu’un faucon pour Théodore ? Un oiseau rapide (l’idée de vitesse) ou un rapace (l’idée de classification) ? J’ai remarqué que Théodore cherchait le plus souvent, dans les premières années de cours, à musicaliser les classements, les ordres. Il aurait pu tout aussi bien avoir une préférence pour l’idée de vitesse ou de vol. Mais les oiseaux ne l’intéressaient que dans la mesure où il était possible de les classer. J’ai noté la même chose avec les dinosaures. L’idée d’ordre est elle-même vaste : il existe des ordres fixes, des ordres obtenus par des rééquilibrages constants, des ordres obtenus par la convergence d’un ensemble d’énergies, etc. Le tableau de Mendeleïev m’apprendra que le type d’ordre que recherche Théodore est un ordre à la fois logique et synergique. Au fur et à mesure des séances, certaines potentialités se révèlent, au final, de plus en plus récurrentes, saillantes. L’ignorance active consiste à extraire progressivement, d’une masse de potentialités, une potentialité unique et saillante. Cette dernière n’est rien d’autre en effet, en dernière instance, que l’évodique ou la détermination de l’élève. L’élève ne sait pas qu’il sait. Il ne sait pas qu’il possède en lui cette potentialité fondamentale pour lui, et à partir de laquelle il va pouvoir se réaliser. Le professeur sait qu’il ne sait pas. Il sait qu’il ne connait pas encore cette potentialité fondamentale pour son élève, mais il sait qu’il doit partir activement à sa recherche, au moyen de transesthésies, pour conduire son élève vers une pratique ductile de la musique.

 

3. La posture empathique (observer)

L’ignorance active vise à observer une suite de points saillants jusqu’à percevoir la saillance la plus saillante, le point le plus saillant parmi tous les points saillants. Certaines potentialités se démarquent en effet toujours des autres. Qu’est-ce qui est important pour un élève aujourd’hui ? Quelle potentialité désire-t-il exprimer ? Quelle potentialité le caractérisera au long terme ? Le professeur s’intéresse systématiquement à la « potentialité du jour ». L’évodique est en effet fluctuante tant qu’elle n’est pas encore marquée par la détermination et la détermination ne se manifeste pas toujours dès la première séance, comme nous venons de le voir. Il n’est donc pas évident d’identifier immédiatement le contenu de l’évodique ou de la détermination. La posture empathique est, dans son intention, une ignorance active à adopter de manière continue. C’est grâce à elle que le professeur formule des hypothèses successives sur la nature du point saillant. C’est par cette activité constante qu’il les évalue et les révise. Mais comment dégager d’un ensemble de potentialités une potentialité saillante ?
L’enseignant doit avant tout se décentrer et prendre le point de vue de son élève. Cet acte d’empathie est indispensable pour comprendre l’idée qu’exprime une variation.
Je me passionne vraiment pour les intérêts de mes élèves. Je pars toujours du principe que leur intérêt devrait m’intéresser. Cela ne veut pas dire que je vais embrasser la carrière de physicien. Même le modeste musicien que je suis peut, au même titre que Théodore, admirer la formidable œuvre intellectuelle que représente le tableau de Mendeleïev. Il n’existe plus une salle d’attente aujourd’hui où je ne l’affiche pas. C’est aussi beau qu’un tableau d’un grand peintre ou qu’une photographie des Pyrénées. Le professeur n’est donc pas uniquement ignorant de la potentialité de son élève. Il méconnait le plus souvent cette richesse que son élève sait déjà quant à lui percevoir. Je ne cesse jamais de découvrir ou de redécouvrir des affects ou des réalisations absolument remarquables grâce à mes élèves. Il faut pour y parvenir s’interroger presqu’autant qu’eux. Il faut se passionner pour ce qui les passionne. C’est une manière pour l’enseignant de continuer à s’émerveiller et de ne pas rester enfermer dans son propre savoir. C’est une façon aussi d’être au plus près de l’élève et de capter sa potentialité. C’est enfin et surtout une façon d’être sincère. Je ne fais pas semblant d’être intéressé. Je ne leur mens pas. Je tâche d’être présent à l’idée qui les fascine à travers telle ou telle variation. Qu’est-ce que cet élève a-t-il saisi de si passionnant ? Qu’a-t-il vu que je n’ai pas peut-être pas encore vu ? De quelle richesse, dont nous pourrions bénéficier ensemble, est-il dépositaire ? C’est ainsi qu’on se met véritablement et sincèrement à la place de l’élève. C’est pourquoi je qualifie d’ « empathique » cette posture dont l’intention est d’être dans une ignorance active. Être à la recherche à la fois d’une idée réussie (potentialité) et d’une idée réussie (goût de l’élève et de l’enseignant pour telle idée). Tous les procédés pédagogiques associés à cette posture tentent activement de mettre à jour la perspective de l’élève. Telle est leur point commun. Telle est l’action fondamentale qui se rejoue à travers chacun d’entre eux. Tel est le geste. La posture dite « empathique » vise précisément à dévoiler la potentialité de l’élève par un geste pédagogique d’observation empathique. Comment un tel geste s’opérationnalise-t-il ? Quels sont ses procédés ?
Les zones de réussite peuvent rapidement être identifiées à l’aide de questionnements (qu’aimes-tu faire ? qu’est-ce que tu sais faire ? qu’est-ce que votre enfant sait faire ?) ou encore de relevés : l’élève vous montre ou vous apporte quelque chose qui l’intéresse ; ses mouvements pré-moteurs, ses plissures, révèlent alors une activité qu’il pratique ou qu’il désirerait pratiquer (plus de détails sur les mouvements pré-moteurs, voir le chapitre précédent). Il arrive aussi qu’un point saillant jaillisse à travers ces questionnements, ces relevés et certaines études (l’analyse du tableau de Mendeleïev, etc.). Mon principal outil demeure néanmoins la pratique de l’homorythmie au cours de séances d’improvisation. Je précise que l’homorythmie désigne une « musique dans laquelle les différentes parties ont essentiellement la même articulation rythmique ».
Stella est une petite fille de 3 ans particulièrement douce. Elle s’installe avec légèreté et minutie devant le piano et entame une improvisation soignée et délicate. A la différence des autres enfants de son âge qui aiment généralement accélérer ou jouer de plus en plus fort, Stella adopte une pulsation lente et régulière. Je décide de faire comme elle. Elle se met alors à jouer de moins en moins intensément. Elle m’invite même, en me regardant, à diminuer mon volume sonore. Elle corrige mon geste. Elle m’envoie autrement dit des signes pour que nous restions en homorythmie et qu’elle puisse ainsi me conduire là où elle veut en venir. Elle conduit un flux dialogique. Ce moment est d’une rare intensité pour moi. La musique s’efface peu et à peu et nous ne faisons à la fin plus que des gestes sur le piano. Il n’y a plus que des mouvements et plus le moindre son. C’est très beau. « Quand le son ne peut plus, alors il y a le silence », dit Beethoven. Cette petite fille désire, à mon grand étonnement, produire du silence à partir de la musique. Elle veut aussi me montrer à quel point le silence est beau. C’est une potentialité remarquable. L’homorythmie a permis à Stella de la communiquer. Je me suis laissé diriger. C’est un moment qu’elle a entièrement créé. Je n’avais absolument pas anticipé que nous finirions par jouer du silence. Nous n’avons pas terminé simplement dans le silence. Le but n’était pas, en fait, de se taire, mais de générer une parole musicale silencieuse. Je découvrirai par la suite que ses grands-parents sont sourds et qu’ils lui apprennent à s’adresser à eux dans le langage des signes. « Ecoute le monde du silence », me murmure-t-elle dans un dialogue musical. « C’est quelque chose de magnifique et de puissant. Si je fais de la musique, mon souhait serait d’exprimer un tel monde ».
J’ignore à ce stade si cette volonté perdura. Elle est son point saillant actuel. Mon rôle n’est pas de l’entretenir, mais d’en prendre acte. Ma tâche n’est pas de le démasquer (de trouver son origine, de le dévoiler au grand jour, de lui en parler, d’en informer ses parents), mais de le débusquer (de le trouver). Elle demeure ainsi libre de changer de point saillant. Il ne faut pas stigmatiser les enfants : il ne sert à rien de vouloir préserver à tout prix une potentialité à laquelle ils ne tiennent plus et il pourrait être risqué pour eux de verbaliser leurs intentions. L’élève ne doit pas se sentir orienté dans une direction contraire ou examiné. Il doit rester libre de devenir la personne qu’il veut être. C’est pourquoi la posture empathique ne cesse jamais d’être une ignorance. Je ne sais jamais au final si l’élève possède véritablement telle évodique ou telle détermination. Je formule une hypothèse à l’aide de procédés pédagogiques d’observation : questionnements, relevés, études, homorythmies. Je la corrige ou je l’élimine en fonction des nouvelles observations que je peux réaliser. Je ne parviens pas du premier coup à la bonne hypothèse et je doute constamment d’y être parvenu. La posture empathique préserve ainsi la dimension mystérieuse de la personnalité de l’élève, sans pour autant empêcher l’enseignant de formuler des hypothèses de travail sur la nature d’un ou plusieurs points saillants. Elle est une sorte de scepticisme pragmatique.

 

4. La posture inductive (provoquer)

La posture communicationnelle instaure une tranche musicale de vie. Le professeur et l’élève se communique amicalement en d’autres termes, par un dialogue ou par la présence, leur intérêt commun pour la musique. La posture empathique extrait un point saillant au sein de cette ambiance communicationnelle. L’enseignant dispose alors d’une hypothèse de travail : l’élève chercherait à exprimer aujourd’hui telle potentialité. Il ne resterait plus qu’à aider l’élève à réaliser cette potentialité. Il existe cependant une étape intermédiaire. Celle-ci permet à l’élève de prendre conscience de la puissance créatrice de l’idée à laquelle il tient et plus largement de la puissance créatrice de sa personnalité.
Comme je l’ai déjà expliqué, certaines variations sont réussies (désirées et maîtrisées), mais elles demeurent stéréotypées. L’élève exprime toujours son idée de la même manière. Il se conforme avec talent à une norme ou génère habilement sa propre norme. Il intègre en outre cette norme dans la mesure où cette façon d’exprimer cette idée lui plait incontestablement et le plus souvent profondément. Personne ne semble le contraindre. Il aime répéter cette variation. Une telle répétition n’est pas le signe selon moi d’un penchant pour la variation en tant que telle, mais d’un oubli ou d’une méconnaissance. L’élève ne se contente pas de reproduire inlassablement la même variation parce qu’il serait paresseux, docile, ou désintéressé par la création. Il ignore plutôt la puissance de l’idée. Autrement dit, il ne sait pas que cette idée peut engendrer une infinité de variations. La posture inductive a pour objectif de provoquer l’élève. Elle essaie de l’interpeler, de le réveiller, de le faire naître ou renaître. Elle lui dit dans un langage musical « regarde tout ce que ton idée peut créer, constate tout ce que tu peux faire, prendre conscience de ta véritable puissance ». Elle le met plus précisément dans une situation où il parvient à sa grande surprise à créer une variation à partir de cette idée qu’il affectionne manifestement (un désir saillant) et dont il maîtrise l’expression dans un autre contexte. Son idée réussie et saillante retrouve alors sa vitalité. C’est de cette manière que le professeur prouve à l’élève qu’il peut être à la fois soi-même et créateur.
Alan assiste à mes cours depuis son plus jeune âge. Il a progressivement rejeté toutes les autres activités. Il ne pratique plus que la musique. Il ne faudrait pas croire qu’il souhaite se consacrer uniquement à la musique. Il ne supporte et n’apprécie que mon école. Son père est heureux d’avoir trouvé un lieu où « tout se passe bien », mais il arrive cette fois avec une mine déconfite. Il demande à me parler un peu à l’écart des autres parents et me confie qu’Alan vient d’être classé parmi les enfants déficients. Il a passé un test de QI et l’a particulièrement raté. Je sens toute sa tristesse et son inquiétude. Je lui dis, dans le but de le rassurer un peu, que je ne trouve pas qu’Alan soit « ici » un enfant « déficient ». Je ne lui mens pas par ailleurs puisque j’accueille aussi des élèves avec des déficiences diverses et parfois très fortes (trisomie, etc.). Je n’ai pas l’impression d’être avec un élève dont les capacités cognitives seraient particulièrement limitées. J’ai même plutôt l’intuition qu’il serait un enfant haut potentiel, mais je me garde de le lui dire. Ce n’est pas mon rôle d’émettre un diagnostic.
Après cette brève entrevue, Alan s’installe au piano et entame une improvisation malicieuse. Il joue de façon obstinée certains rythmes tout en me lançant des regards taquins. Il descend dans les graves pour m’empêcher de jouer. Je feins de ne pas être affecté quand soudain je décide de le provoquer à mon tour et à ma manière. Il semble animé par l’idée de confrontation. Je recours alors à un procédé pédagogique emblématique de la posture inductive : la polyrythmie. Celui-ci consiste à opposer au rythme de l’élève un autre rythme. J’entame ainsi un antagonisme constructif ou si l’on préfère un mur. Je l’empêche de se répéter. Je le place dans une situation-problème inédite. Dans ce cas précis, je repère sa pulsation binaire puis je mets à jouer par-dessus un rythme ternaire. Dans une telle polyrythmie « 3 pour 2 », ses sons et les miens se décalent et se recalent régulièrement. Les deux rythmes fonctionnent tout à fait ensemble. Cela ne sonne pas comme un chaos musical. Cela donne l’impression que deux rythmes se confrontent tout en maintenant un certain équilibre, une certaine unité. C’est une sorte de rééquilibrage constant. C’est une façon d’exprimer musicalement la confrontation. La polyrythmie est à la fois un mur et une magnification (l’enseignant fait en sorte que le jeu de l’élève ait un certain « rendu sonore »).
Demander à un élève de 5 ans de ne pas se perdre dans une telle polyrythmie revient à l’exposer à un problème de recherche particulièrement difficile. Il doit absolument conserver sa pulsation, son équilibre, sa concentration alors que l’autre pulsation ne cesse de le déséquilibrer. Il doit spontanément inventer un type d’écoute dans laquelle il peut isoler son jeu sans pour autant perdre de vue le mien. La majorité des élèves (même les plus aguerris) ne tiennent pas plus de quelques secondes la première fois où ils exécutent une telle polyrythmie. Alan réussit néanmoins à réaliser avec moi cette confrontation musicale exigeante, mais au prix d’un grand effort. Son visage change. Il est extrêmement absorbé par la tâche. Il ne cherche plus à se confronter de façon stéréotypée (répéter le même rythme, me défier du regard, m’empêcher de jouer), mais à exprimer avec moi l’idée de confrontation à travers une nouvelle variation pour lui (la polyrythmie « 3 pour 2 »). Nous conduisons ainsi un flux présentiel autour de l’idée de confrontation. Une telle polyrythmie lui demande en effet un tel effort de concentration qu’il ne peut plus de toute façon émettre des signes, dialoguer. Il doit s’investir entièrement dans cette tâche qui consiste à maintenir ces rééquilibrages successifs. Il se voue à l’expression de cette idée. C’est pourquoi il finit par oublier sa confrontation avec moi et par se détendre. L’improvisation se termine. Il ne semble plus du tout malicieux. Il paraît à la fois épuisé et ravi d’avoir exécuté une telle performance. « Robert, je voudrais te dire un secret ». Je me penche alors vers lui et il me murmure à l’oreille « je te le fais à toi, parce que toi tu le comprends ». Je lui demande si je peux noter cette phrase sur son cahier et il m’y autorise. Nous chantons le morceau dont je me sers pour conclure mes cours avec tous les jeunes élèves et nous rejoignons son père. « Est-ce que je pourrais montrer la phrase qui est écrite sur ton cahier à ton papa ? ». Alan approuve sans réserve et même avec plaisir ma proposition. Son père lit en silence la phrase. Une larme lui monte aux yeux. Je devine que cette phrase lue par son père signifie cette fois : « Ne t’inquiète pas papa pour mon QI, j’ai fait l’andouille ». Un an plus tard, Alan sera diagnostiqué haut potentiel et sautera une classe.
Exprimer sa puissance ne consiste pas à rappeler à un autre à quel point nous pouvons potentiellement lui nuire ou à quel point nous sommes supérieurs à lui dans tel ou tel domaine. L’expression de la puissance ou de toute autre idée est plutôt la célébration conjointe et amicale d’une idée, au sein de laquelle les participants sont à la fois créatifs et singuliers. La puissance authentique est donc à la fois collective, personnelle et créative. Elle est un mode de communication ductile dialogique ou présentiel. Elle est, en ce sens, conductibilité. La posture inductive a pour fonction de révéler implicitement à l’élève l’existence en lui d’une telle puissance. Je ne dis pas à l’élève qu’il peut parvenir à conduire un flux dialogique ou présentiel. Je le mets dans une situation où il y parvient. Tel est le geste pédagogique : provoquer l’apparition de la puissance créatrice de l’élève. C’est en faisant réussir l’élève qu’on lui montre qu’il peut réussir.
Sacha a 3 ans et demi. Son père est un homme grand et athlétique. J’ai remarqué que cela fait plusieurs cours que Sacha vient en débardeur comme s’il souhaitait montrer à tout le monde à quel point il est « costaud ». « Tu as vu comme je suis fort Tonton Robert ? », me dit-il cette fois dès le début du cours. Puis, il adopte une suite de postures semblables à celle de Popeye. Il plie ses bras pour faire ressortir ses petits muscles. Je reconnais qu’il est effectivement « très fort » et je l’invite à venir s’asseoir. Il bombe le torse et s’installe majestueusement devant le piano. Il entame alors une improvisation « musclée » que je commence à imiter. Nous entrons en homorythmie. Son intention me semble claire : il souhaite musicaliser l’idée de force ou plus spécifiquement cette envie louable d’être aussi fort, peut-être, que son père. Je décide alors de le provoquer. Je me mets à jouer de plus en plus intensément au point de recouvrir son propre son. J’oppose à son rythme le mien. Je bascule de la posture empathique à la posture inductive. Si jamais il ne parvient pas à vitaliser son idée, je pourrais toujours reprendre une posture communicationnelle et empathique afin de le sécuriser et de lui soumettre plus tard une autre situation-problème inédite.
Il se produit alors quelque chose d’incroyable. Sacha comprend qu’il ne sert à rien de lever les mains hautes comme il le fait. Il s’arrête de jouer et se met à réfléchir en les regardant. Il cherche manifestement une solution pour jouer plus fort. Ses mains prennent plusieurs positions, mais il ne les teste pas sur le piano. Elles restent en l’air. Je ne cesse pas de jouer. Je maintiens mon mur et ma magnification : je l’empêche d’exprimer l’idée de force de façon stéréotypée au moyen d’un rythme tonitruant (mur) et qui « sonne » (magnification). La posture inductive recourt souvent à des murs polyrythmiques magnifiés. Je maintiens ainsi avec exaltation cette situation-problème inédite et personnelle pour lui quand, tout à coup, après quelques essais, il crée avec sa main une sorte de voute et se met à sourire comme s’il devinait par avance l’efficacité de cette position. Il a par ailleurs raison puisqu’il vient de réinventer l’une des positions pianistiques les plus longues à acquérir- elle s’enseigne généralement entre 6 et 8 ans. Il se remet à jouer et réussit de cette façon à amplifier considérablement son jeu. Il ne dialogue plus : il ne me signifie plus à quel point il est fort. Il est tout simplement fasciné par la puissance sonore de son geste. Il admire cette force incroyable qui résonne à présent dans toute la pièce et à laquelle il contribue librement. Il découvre qu’il peut conduire un flux présentiel.

 

5. La posture opératoire (valider)

La posture communicationnelle a pour procédé pédagogique emblématique le bourdon, la posture empathique, l’homorythmie, la posture inductive, la polyrythmie. Le bourdon est une manière de magnifier le jeu musical de l’élève dans son ensemble. Peu importe les notes qu’il exécute, le professeur s’arrange de cette façon pour qu’elles « sonnent à tous les coups ». L’élève est alors immédiatement placé dans une situation de communication réussie (maîtrisée et désirée superficiellement ou profondément). Ils partagent ainsi une tranche musicale et réussie de vie. L’homorythmie donne du relief elle aussi au jeu de l’élève. Elle ne magnifie toutefois qu’une partie de son jeu : le point saillant, une potentialité proéminente ce jour-là, c’est-à-dire une idée actuellement réussie. C’est plus précisément une magnification imitative, une magnification d’un certain genre. Le professeur suit l’élève et tâche de comprendre où il souhaite en venir tout en continuant à conférer à l’improvisation un certain rendu esthétique. C’est grâce à cette observation qu’il peut finir par identifier des enthousiasmes (des composantes de l’évodique) et une détermination (le point de blocage le plus important susceptible de devenir le principal point d’ancrage). La polyrythmie bloque quant à elle un jeu stéréotypé et invite alors l’élève à créer une variation inédite de l’idée à laquelle il tient actuellement. Elle mure par conséquent autant qu’elle magnifie la situation-problème inédite et probablement personnelle proposée par l’enseignant. Elle magnifie aussi sa résolution si l’élève en trouve une. Dans une telle situation, l’élève n’a pas eu besoin de l’aide de l’enseignant pour inventer une solution. Il ne suffit pas toutefois d’exposer des élèves à de tels problèmes de recherche. Ils ne parviennent pas en effet à chaque fois à les résoudre seuls. L’aide apportée à la résolution d’un problème de recherche commence avec la posture opératoire. C’est le moment où le professeur a pour intention de soutenir son élève. Il le secourt lorsque celui-ci échoue à la résoudre situation-problème inédite et personnelle que cette enseignant vient de provoquer. Le procédé pédagogique emblématique de cette quatrième et dernière posture est le contrepoint, c’est-à-dire « l’interaction de deux lignes mélodiques ou plus, indépendantes du point de vue rythmique ».

Pour l’illustrer, je vais vous raconter brièvement deux autres séances réalisées avec Pierre. Je commence et termine ainsi mon ouvrage avec lui.
Je propose à Pierre lors d’une première séance de reproduire la mélodie de la célèbre comptine pour enfants « Ah ! vous dirais-je maman ». Je sais qu’il aime cette chanson. Son oreille absolue et le tâtonnement (stratégie de résolution qu’il maîtrise à présent) lui permettent en outre de retrouver aisément les notes et de la jouer. Cette situation-problème (retrouver au piano une mélodie qu’il a entendue par ailleurs) n’est plus pour lui inédite. Ce n’était pas le cas auparavant comme nous l’avons vu dans le premier chapitre. Elle n’est plus pour lui une occasion de créer. Il sait en effet comment la résoudre. Je me mets alors à réaliser de multiples contrechants. Autrement dit, j’exécute un contrepoint, c’est-à-dire d’autres mélodies qui accompagnent harmonieusement celle jouée par Pierre. C’est un autre genre d’antagonisme musical : chaque mélodie suit sa propre trajectoire sans pour autant empêcher les autres de suivre la leur. C’est le contraire d’une cacophonie dans laquelle toutes les mélodies se chevauchent et se neutralisent. Pierre se rend rapidement compte que je joue des mélodies différentes de la sienne. Il s’arrête subitement et s’exclame : « Mais ! Tu ne joues pas la bonne mélodie ! » Je m’arrête et je lui réponds que cela n’a guère d’importance. Surpris par ma réponse, il me dit que je devrais pourtant la jouer puisque c’est la chanson qu’il est en train de jouer. « Ne devait-on pas jouer ‘’Ah ! vous dirais-je maman ?’’ » s’étonne-t-il. Je lui rétorque alors qu’il est Pierre et qu’il a raison de jouer la mélodie qui lui plait et que je suis tonton Robert et que je peux jouer moi aussi ce qui me plait à condition que toutes les mélodies sonnent ensemble. « Je joue autre chose, mais qui va bien avec ce que tu fais. Est-ce que tu trouves que ce que je joue ne va bien avec ce que tu fais ? » Il me sourit. « Si, si, cela va bien avec ce que je fais » et il recommence à jouer la même mélodie. Mon contrepoint ne le dérange plus. Il accepte de dialoguer avec moi en musique. Il est donc capable de s’exprimer, mais aussi d’accueillir une parole différente de la sienne. C’est une chose de parvenir à discuter avec un autiste. C’en est une autre de réussir à le rendre sensible à l’expression d’une autre personne. Il se révèle manifestement capable de jouer avec un jeu différent du sien. Le plus étonnant se produit cependant lors de la séance suivante.
Pierre revient et se met immédiatement à jouer un contrepoint. Il parvient à générer seul un antagonisme musical. Il a tout à fait compris mon mime. Je lui ai montré en effet implicitement de quelle manière créer un accompagnement au moyen d’un contrepoint. J’ai poussé dans une certaine direction. J’ai validé une certaine manière de résoudre son problème de recherche. Je ne lui ai pas pour autant livré la solution. Je m’adresse à son intelligence. Le geste pédagogique de validation ne consiste pas donner à l’élève un modèle de résolution (une variation à recopier à l’identique), mais plutôt ce que j’appelle « un faux modèle » (une idée dont il faut s’inspirer). Pierre ne reproduit en effet pas les mêmes mélodies, mais un système analogue au mien : il fait en sorte que les diverses mélodies qu’il a inventées ne se neutralisent pas. Il conduit de façon autonome un flux dialogique. Il arrive parfois qu’on exhibe les potentialités réussies mais stéréotypées et non communicationnelle des autistes. Tel autiste sait multiplier très vite deux grands nombres. Tel autre peut dessiner la carte d’une ville après l’avoir traversée une seule fois en hélicoptère. De telles performances ne révèlent pas selon moi les véritables potentialités des autistes. Elles ne dévoilent que l’aspect parfois spectaculaire (pour le reste de la société) de leur comportement autistique ordinaire (stéréotypé et non communicationnel). Je trouve beaucoup plus impressionnant qu’un jeune autiste comme Pierre puisse parvenir à créer un dialogue musical entre des personnes possédant des avis divergents. Il échappe pour ainsi dire momentanément aux symptômes traditionnels de l’autisme.
Il faut ajouter à cela que Pierre a opté pour la gamme de Fa majeur. Il n’aime pas habituellement jouer dans cette tonalité car celle-ci lui semble difficile par sa structure asymétrique. Il n’a donc pas choisi cette gamme parce qu’il est plus simple pour lui de jouer dans cette tonalité. A la différence de beaucoup d’improvisateurs même aguerris, il n’a pas préféré la solution de facilité. Il a choisi sa gamme en fonction de la trajectoire de chacune des mélodies. Il fait parler des marionnettes (les mélodies), mais il ne les place pas aussi dans n’importe quel décor (la gamme de Fa majeur). Certains improvisateurs s’acharnent parfois à jouer de façon solennelle dans une gamme aux accents enfantins. C’est aussi incohérent que de faire jouer dans un sous-marin une scène censée se dérouler dans une boulangerie – sauf si l’intention est d’engendrer une situation absurde. Cela montre par conséquent que Pierre maîtrise non seulement les relations entre les notes (il empêche que les mélodies se chevauchent et soient incohérentes entre elles) mais aussi les relations entre ces relations (il empêche que la gamme retenue soit incohérente avec les différentes trajectoires prises par les diverses mélodies). Toutes les mélodies semblent orchestrées par une même idée. Elles ne dialoguent pas par ailleurs. Elles ne sont pas des signes, mais des traces d’activités autonomes. Elles forment un flux présentiel plus qu’un flux dialogique.
L’oreille absolue ne s’intéresse pas aux relations entre les notes. Elle ne s’intéresse qu’à la hauteur d’une note. Cette potentialité originellement stéréotypée et non communicationnelle serait moins dans cette séance un point d’ancrage que de blocage pour Pierre. Certains apprécieraient peut-être de l’exhiber. Je tâche au contraire de la neutraliser. Mon refus de jouer la même mélodie que Pierre l’invite à entrer dans un dialogue créatif. Je le provoque. Je lui montre les potentialités créatrices et communicationnelles de sa mélodie. Je le pousse à entendre les relations créatrices et cohérentes entre les notes appartenant à des mélodies différentes. Mais je lui suggère aussi un modèle d’accompagnement. Pierre ne rejoue pas les contrechants que j’ai effectués durant la séance précédente. Il reprend la même trame harmonique et génère à partir de celle-ci de nouveaux contrechants. Cette trame est donc un faux-modèle dans la mesure où elle aiguille l’élève (elle est en ce sens « valide ») sans pour autant lui livrer une solution préformée. Ce contrepoint est donc à la fois un mur caractéristique de la posture inductive et un mime emblématique de la posture opératoire.
Tous les contrepoints ne sont pas des murs et tous les mimes ne sont pas des contrepoints. J’ai déjà présenté dans les précédents chapitres de nombreux exemples de mimes. Aussi je trouvais intéressant de conclure cet exposé de la posture opératoire et cet ouvrage par cette dernière et brève étude de cas. Je voulais illustrer à travers l’exemple de ce mime que ce jeune « autiste » n’est pas seulement capable de s’exprimer créativement comme nous l’avons vu dans le premier chapitre. Il peut aussi conduire un flux présentiel de façon autonome. Ce fut un moment particulièrement émouvant pour lui et bouleversant pour moi. Je ne connais pas de bonheur plus grand pour un élève et son professeur que de réussir à ce point à sublimer une détermination si tenace. Il a atteint ce jour-là l’objectif ultime de toute ma pédagogie.

 

Conclusion

En résumé, ma pédagogie a pour but de conduire les élèves à conduire par eux-mêmes un flux présentiel ou au moins dialogique, au moyen de quatre postures polyphoniques fondamentales (les mimes et les murs intervenant essentiellement dans la quatrième). J’espère que le lecteur trouve maintenant ces hypothèses de travail claires et concrètes, et qu’il pourra ainsi s’en inspirer, les utiliser (en partie ou totalement) ou même chercher à les vérifier (scientifiquement ou dans la pratique enseignante). J’ai parsemé dans cet ouvrage diverses références autobiographiques susceptibles d’éclairer mon approche. Je ne considère pas, en effet, qu’une œuvre pourrait être complètement détachée de la vie de son auteur. Est-ce que je n’apprends pas d’ailleurs à mes élèves à exprimer la rencontre existentielle entre leur personnalité profonde et primitive (l’évodique) et leur histoire personnelle (la détermination) ? C’est pourquoi je désirerais, puisque je n’en ai pas encore eu l’occasion, remonter jusqu’à l’origine de mes investigations. Le lecteur pourra ainsi mieux situer l’auteur de cet ouvrage. Ma conclusion consistera donc à revenir, brièvement, au point de départ.

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