“Musique et Intelligence”
Conférence donnée par Robert Kaddouch à la Sorbonne, pour le Pr Olivier Houdé et les chercheurs de l’unité de recherche du Gindev (groupe d’imagerie neurofonctionnelle du développement)
Expression et création comme fil directeur : la conductibilité
La pédagogie de Robert Kaddouch, en particulier les différents dispositifs auxquels elle recourt, ne peut se comprendre sans l’idée directrice qui la façonne et l’anime. Chaque situation proposée aux élèves, nouvelle ou non, respecte cette idée. Sans cette idée, sa méthode apparaît comme une juxtaposition de situations autonomes. Or ces situations n’ont strictement rien de tel. Elles matérialisent toutes à leur manière le principe fondamental de sa pédagogie. Aussi, il importe non seulement de dégager cette idée motrice, mais de montrer de quelle façon chaque dispositif demeure à chaque fois l’incarnation même de cette idée.
Cette idée peut se résumer à l’aide de la formule (bergsonienne) suivante : l’être humain ne s’exprime qu’en créant. En effet, cette formule suffit à rappeler que la pédagogie de Robert Kaddouch se distingue, dans la pratique, des modèles d’apprentissage transmissifs ou libertaires. L’apprentissage de la musique ne consiste pas à reproduire par imitation un modèle que l’enseignant nous transmet, car l’imitation ne permet pas à l’élève de créer, et donc de devenir un sujet libre, autonome, capable d’exprimer ce qu’il est.
L’apprentissage de la musique ne consiste pas plus à laisser l’élève produire la musique comme il a envie de la produire, car cette envie ne reflète pas sa personnalité profonde si elle se manifeste dans le cadre de situations dans lesquelles il n’invente rien, et se contente de répéter les formes musicales qu’il connaît déjà (enfermement dans un moi superficiel et confortable). On ne s’exprime qu’en créant implique qu’on ne s’exprime pas en racontant sans originalité sa vie, ou en s’abandonnant à nos petites préférences coutumières.
Aussi, les situations que proposent Robert Kaddouch ne peuvent qu’être des situations de création, ou des situations qui préparent à la création. Par exemple, il arrive souvent dans un premier temps à Robert Kaddouch de partir de l’envie brute de l’enfant (dessiner, parler de ce qu’il a fait, etc.). Cependant, cette activité reste incompréhensible si on ne la situe pas immédiatement avec les activités plus créatives qui suivent, et qui montrent dans quelle mesure cette activité préparatoire permet une activation progressive de ce que Robert Kaddouch nomme « la conductibilité ».
En effet, on ne mobilise pas le vécu de l’enfant en pensant naïvement que de cette façon l’enfant va s’exprimer. Dans ces premières situations, l’enfant ne s’exprime pas encore. Il esquisse plutôt des penchants, que l’enseignant va exploiter pour le conduire à mobiliser ses affects dans une tâche de création. La conductibilité est précisément, chez Robert Kaddouch, la fonction cognitive qui permet à l’élève d’organiser originalement des sons (interprétation, improvisation, composition) en se servant de ce qui lui tient à cœur. Elle conduit une émotion personnelle à sa matérialisation sous forme musicale.
L’intelligence déploie ici sa potentialité la plus haute et la plus complexe : créer. Et les moments importants de notre vie (ce qui nous a affecté) servent de matière à cette intelligence. La conductibilité consiste donc à organiser des sons avec notre histoire personnelle, à tisser des liens qui se manifestent non pas sous la forme d’associations claires (tel son est associé à tel souvenir), mais sous la forme confuse d’émotions dans lesquelles les différents éléments (sonores et personnels) s’éprouvent sans se laisser voir.
La pédagogie de Robert Kaddouch n’est pas une psychanalyse (même si elle ne s’inscrit pas contre la psychanalyse) : elle ne cherche pas à démêler l’histoire d’un individu, elle tend plutôt à la sublimer, à l’inscrire dans un processus de création dans lequel cette histoire n’apparaît pas distinctement et vient plutôt se mêler confusément à l’expérience musicale. Il ne s’agit pas de mettre à nu la personne, d’en étaler la masse des souvenirs. Au contraire, la personne est préservée dans son intimité car le contenu de la personne ne se présente qu’à travers des émotions qui conservent, par le mélange qui les constitue, le secret de leur composition.
L’accompagnement proprioceptif
Ces distinctions essentielles entre la pédagogie de Robert Kaddouch et la pédagogie transmisse, la pédagogie libertaire, et la psychanalyse, doivent nous permettre de comprendre le rôle exact que joue l’enseignant lorsqu’il s’intéresse aux aspirations de l’élève. La posture empathique de l’enseignant ne consiste pas à se mettre à la place de l’élève pour déterminer qui est l’élève mais où va l’élève. A travers ce qu’il lui montre dans les premières discussions, improvisations, l’élève laisse entrevoir des organisations sonores qui l’intéressent et qu’il s’agit de l’aider à s’approprier. Aussi, il importe de deviner dans un premier temps le type d’organisations que préfère l’élève (cela peut être un rythme, une mélodie, des tonalités, etc.), puis de les lui renvoyer pour vérifier si l’image qu’on se fait de ses préférences correspond effectivement à ce qu’il désire.
L’accompagnement proprioceptif, concept-clef de la méthode de Robert Kaddouch, ne consiste donc pas à accompagner l’élève au sens strict. Il ne s’agit nullement de le contempler, de le laisser faire ce qu’il veut, ou de l’aider à sa demande. Au contraire, l’accompagnement proprioceptif est une posture interventionniste. Cependant, il ne s’agit pas non plus d’intervenir tout le temps. Il faut savoir laisser à l’enfant le temps de découvrir, de s’approprier, de créer. Intervenir, c’est toujours intervenir au moment opportun.
Accompagner l’élève signifie qu’il faut parfois l’amener dans la direction opposée qu’il entreprend car on pense que les moyens qu’il utilise vont dans le sens contraire de ce qu’il souhaite. Accompagner l’élève signifie qu’on peut choisir de le déstabiliser dans le but de l’empêcher de s’enfermer dans une répétition monotone de ce qu’il apprécie.
Toutefois, au regard de l’idée directrice de la pédagogie de Robert Kaddouch, conduire, accompagner ne peut en aucun cas signifier qu’il faut amener de force l’élève là où on pense qu’il veut aller. L’accompagnement est une empathie reconduite en permanence, une forme de conductibilité propre à l’enseignant, qui transforme l’image qu’on se fait du désir de l’élève, en situations pédagogiques appropriées au développement de ce désir.
En résumé, l’accompagnement proprioceptif se divise en quatre grands moments sans cesse reconduits. Dans un premier temps déclencher : l’enseignant soulève le loquet et les élèves poussent la porte. Autrement dit, l’enseignant offre un espace où l’élève peut s’exprimer librement en musique.
Dans un deuxième temps, observer : l’enseignant regarde ce que fait l’élève durant ce temps, glane des observations. L’enseignant adopte ainsi la posture empathique : il commence à se faire une première image du projet-musical de l’enfant (là où il veut aller). Cette image se construit chez l’enseignant grâce à des interactions avec l’élève (posture dialogique). Le dialogue critique musical a pour objectif la construction de cette image, et non de rester dans un éternel échange.
Dans un troisième temps, provoquer : l’enseignant conduit l’enfant là où il considère qu’il veut aller, quitte à le mener dans la direction opposée qu’il prend manifestement (tu vas par là, mais en fait c’est par là qu’il faut que tu ailles pour aller où tu voulais aller), quitte à se tromper. C’est le moment où l’enseignant assume l’hypothèse qu’il a élaborée durant le dialogue critique musical (posture inductive), le moment fort de l’accompagnement proprioceptif.
Dans un quatrième temps, valider : l’enseignant encourage l’élève dans sa conduite, valorise ce qu’il fait, lui garantit qu’il a atteint une zone de réussite.
Naturellement, il est possible que l’hypothèse formulée par l’enseignant, l’image qu’il se fait de son projet-musical soit erronée ou finisse par s’épuiser (l’enfant évolue). Aussi, la phase de provocation n’a jamais rien de définitive (même si elle doit être conduite à son terme pour être appréciée), et une phase de déclenchement, et d’observation, lui succèdent toujours. Tout est une éternelle reprise. Mais cette reprise est une progression pour l’élève. C’est pourquoi l’accompagnement proprioceptif forme un cursus spiralaire, et non séquentiel.
En effet, la personnalité de l’enfant se modifie dans le temps. Aussi, son projet-musical est en perpétuel devenir. Il appartient donc à l’enseignant de rester à l’écoute, de vérifier constamment s’il ne se fait pas une fausse image du projet de l’élève. C’est pourquoi la conductibilité propre à l’enseignant (l’accompagnement proprioceptif) ressemble à une spirale, c’est-à-dire à la reprise d’un processus qui mène à des changements. Elle se distingue significativement d’une progression linéaire, séquentielle, qui déploie un plan préformé. Autrement dit, l’enseignant accompagne l’élève, il découvre avec l’évolution de l’élève le chemin à parcourir. Il ne le conçoit pas à l’avance.
Insistons sur ce point fondamental, la conductibilité propre à l’enseignant consiste à émettre une hypothèse, à la vérifier, à la développer, à la modifier quand le besoin s’en présente, dans un éternel va et vient qui doit favoriser, au final, une progression.
C’est de cette façon que l’enseignant évite de retomber dans une pédagogie transmissive qui consisterait à soumettre l’élève à un projet musical constitué une bonne fois pour toute (il faut apprendre tels morceaux, tel type d’improvisation, d’interprétation, etc.), immuable, et donc fatalement immobile et impersonnel.
C’est aussi de cette manière que l’enseignant adopte, comme l’élève, une posture de création (même s’ils ne créent pas la même chose). La posture bilatérale signifie que l’enseignant doit réinventer en permanence son cours, non seulement pour s’adapter au mieux au projet-musical de chaque élève (l’évodique), mais aussi pour qu’une saine et innovante effervescence puisse se communiquer, se partager. Pour que l’élève crée, il importe que l’enseignant montre l’exemple d’un certain sens. C’est que la créativité ne se génère pas sans une pédagogie à son tour créative. L’enseignant doit s’épanouir dans l’acte d’enseigner, à l’instar de l’élève qui se développe et prend plaisir à s’exprimer en musique.
Dès lors, on comprend que la satisfaction de l’élève reste un indicateur, même si elle n’est pas le seul indicateur pertinent : si l’enfant progresse sans inventivité, s’il se contente de prendre du plaisir et/ou de faire ce qu’on lui dit de faire, il est clair qu’au regard de l’idée directrice de la pédagogie de Robert Kaddouch, l’accompagnement proprioceptif s’avère alors un échec (il y a cercle et non spirale). L’accompagnement doit rendre possible le développement de l’autonomie de l’élève, c’est-à-dire le développement de sa capacité à innover (par rapport à lui-même) en matière d’improvisation, de composition, ou d’interprétation. Un accompagnement réussi se mesure donc non seulement à l’intérêt manifeste que prend l’enfant, mais aussi à son inventivité.
Intérêt et inventivité sont par conséquent les deux critères qui permettent d’attester que l’enfant exprime ce qu’il est en créant. Ces deux critères, qui n’ont de sens que relativement à l’idée directrice de la pédagogie de Robert Kaddouch, guident l’accompagnement proprioceptif. En un certain sens, ils sont cet accompagnement même. Ils constituent les deux critères d’une évaluation formative (qui garantit que l’élève apprend) et non normative (notes, compétences acquises/non acquises, etc.).
Sans l’intérêt, la création musicale risque de devenir une souffrance pour l’élève ; il finira par échouer ou la rejeter comme mode d’expression. Sans l’inventivité, la production musicale s’enferme dans la répétition, et la personnalité de l’enfant, qui se renouvelle sans cesse, ne parvient plus à s’exprimer.
L’enseignant est donc celui qui suscite l’intérêt par son adaptation à la singularité de l’élève. Il lui donne la possibilité d’accéder à des zones de réussite, c’est-à-dire à une production sonore qui représente adéquatement l’émotion personnelle que l’enfant a souhaité incarner musicalement.
Pratique 1 : le geste et l’instrument
L’apprentissage de l’instrument illustre tout à fait l’orientation et le savoir-faire de la pédagogie de Robert Kaddouch. L’enseignant du geste ne consiste naturellement pas dans le cadre d’une telle pédagogie à transmettre par imitation un geste standard. Il s’agit de laisser à l’enfant la possibilité de créer par lui-même son propre geste.
Aussi, Robert Kaddouch s’appuie dans un premier temps sur la captation motrice. Le très jeune enfant écoute attentivement l’enseignant jouer sans jouer lui-même. Cette activité stimule les neurones miroirs de l’enfant qui lui permettent de comprendre que l’enseignant est en train de jouer comme si eux-aussi étaient en train de jouer. Toutefois, il ne faut pas perdre de vue que dans une telle situation l’enseignant empêche toute forme d’imitation en exécutant des gestes et une musique trop complexes pour l’enfant. C’est pourquoi, les neurones miroirs ainsi stimulés renvoient moins à des mouvements que l’enfant est en train de percevoir chez l’adulte, qu’à des mouvements que l’enfant pourrait/voudrait exécuter. L’enseignant ne cherche pas à déclencher une activité motrice particulière par effet de miroir, comme lorsqu’on demande à un enfant de refaire un mouvement. Il souhaite stimuler les centres moteurs, c’est-à-dire l’envie de jouer, de produire en choisissant ses mouvements. Les neurones miroirs mobilisés sont ceux de la conductibilité, de la création, et non ceux favorisant la construction ou le perfectionnement d’un mécanisme moteur par imitation. En effet, premièrement l’enseignant fait en sorte que ses mouvements soient inimitables, et deuxièmement, il ne demande jamais à l’enfant de l’imiter.
Il est fondamental que l’enfant ressente qu’avec l’instrument il va pouvoir créer, conduire ses émotions à leur réalisation en organisations sonores. Au moyen d’une pratique d’écoute basée sur des histoires qui interpellent l’enfant sur son vécu, sur son histoire, l’enfant comprend au fur et à mesure des séances que ce qui lui tient à cœur peut être transformé en musique. Aussi, la pédagogie de Robert Kaddouch s’appuie sur un substrat linguistique musical, commun à tous les enfants (des tonalités, des rythmes, des mélodies, qui suggèrent en chacun de nous les mêmes sensations), afin de solliciter avec précision le vécu des enfants.
La captation motrice ne se réduit donc pas à saisir que l’adulte est en train de jouer de l’instrument comme lui-même pourrait en jouer, mais à saisir qu’il est en train de réaliser ses émotions dans une forme musicale. L’enfant possède donc vraisemblablement des neurones miroirs capables de déceler l’activité créatrice d’un autre être humain : il finit par ressentir la conductibilité de l’adulte, ce qui stimule la sienne et donne à l’instrument sa fonction véritable, comme objet de conduite (de création, de réalisation de soi). Il construit ainsi la matrice psychologique de son activité future d’expression technique par l’instrument.
Dans un second temps, une fois cette impulsion construite par l’enfant, l’instrument lui est présenté. Dès lors, il faut éviter d’empêcher l’enfant de créer par lui-même sa propre technique de jeu. Cela reviendrait à lui montrer que l’instrument est un objet de conduite (par captation motrice), puis à l’empêcher de s’en servir comme tel en le contraignant à imiter des gestes stéréotypés. Au contraire, il importe de susciter en lui son intelligence gestuelle, autrement dit sa faculté de créer le geste qui lui permettra de réaliser au mieux ce qu’il veut faire avec l’instrument.
De plus, il ne s’agit pas de faire transmettre à l’enfant que seules les touches du piano produisent du son. Aussi, il importe de lui laisser le temps de découvrir le piano, dans son ensemble.
Par la suite, le recours aux maths-musiques donnera à l’enfant la possibilité de mettre en jeu des stratégies de calcul, et donc d’anticipation, qui lui confèreront le moyen d’adapter son geste en fonction de ce qu’il veut dans le temps, et non plus seulement dans l’instant. De cette manière, les aires supérieures du cerveau sont impliquées dans le processus de conductibilité.
C’est pourquoi les enfants à haut potentiel (Q.I très supérieur à la moyenne, etc.) trouvent dans la pédagogie de Robert Kaddouch l’occasion de canaliser, d’organiser et de vitaliser un potentiel qui pourrait devenir une contrainte pour eux s’il ne devient jamais un outil d’expression, et demeure un outil de calcul qui recouvre toutes leurs activités, et les isole ainsi plus qu’il ne leur permet d’entrer en communication effective avec eux-mêmes, voire avec autrui.
Pratique 2 : l’interprétation et le langage
La notion de langage chez Robert Kaddouch ne se réduit pas à l’apprentissage d’un ensemble de relations préformées entre des signifiants et des signifiés. Le langage, ce n’est pas telle ou telle langue (solfège, etc.). Le langage, c’est avant tout un mode d’expression. C’est ce qui nous permet de manifester notre originalité à d’autre par la langue qu’on choisit d’employer, c’est-à-dire par le système commun auquel on recourt. La langue n’est que l’outil du langage. Aussi, s’exprimer à travers une langue musicale, c’est vitaliser cette langue.
Chez Robert Kaddouch, l’apprentissage de l’interprétation illustre ce rapport dynamique et créatif à la partition. La lecture sémiotique, ultime étape de toute une progression pédagogique, se fonde sur la connaissance d’un sens propre à la partition. Ce sens se manifeste au lecteur sous la forme d’une émotion, qui semble résumer confusément l’œuvre, comme si le lecteur se mettait à la place de l’émotion qui paraît avoir présidé à l’œuvre. Il s’agit d’une empathie (réelle ou illusoire) entre le lecteur et l’auteur de la partition.
De cette façon, le lecteur ne perçoit plus un ensemble de règles impersonnelles et propres à toutes les partitions. Il perçoit pour ainsi dire la personnalité de l’auteur, la singularité de la partition, ou du moins il s’en fait une image. Cette lecture ne consiste donc pas à repérer dans la partition des éléments connus. Elle consiste à recréer l’émotion à l’origine de la partition. A la différence des lectures mécaniques et syntaxiques, cette lecture est donc une situation-problème, un moment de création pour le lecteur contraint de retrouver l’effort de création de l’auteur, de réinventer le sens que celui-ci a pu lui donner.
Ce genre de lecture prend du temps à se mettre en place. L’élève doit apprendre progressivement à se mettre à la place de l’auteur, à retrouver sous les symboles le mouvement qui les a généré. Cette tâche de vitalisation de la lecture d’une partition nécessite donc quelques pré-requis. Tout d’abord, l’élève doit être en mesure d’associer aux symboles le son et le rythme qu’il doit produire (lecture mécanique). Il doit aussi pouvoir rapidement et en temps réel (autre rôle des « math-musique ») percevoir dans quelle mesure celle-ci reproduit des organisations qu’on retrouve sur d’autres partitions. De cette manière, il anticipe sensiblement sur ce qui vient (lecture syntaxique). Il doit ensuite être capable de résumer un mouvement (lecture filigranique) : par exemple, réduire huit mesures aux quelques notes les plus fondamentales. Enfin, il doit aussi saisir l’articulation entre les mouvements (lecture syngtagmatique).
En résumé, toutes ces lectures permettent de dégager de la partition un projet-musical stéréotypé que la maîtrise de la langue musicale donne la possibilité de saisir, comme n’importe quelle langue offre le moyen de comprendre l’intention type d’une personne. Cet accès à un ce projet-musical stéréotypé n’est pas contraire à la conductibilité, à une interprétation inventive et créatrice. Au contraire, il est le cadre universel dans lequel l’expérience singulière va se construire par la lecture sémiotique. En effet, pour deviner derrière la partition le projet-musical singulier de l’auteur, il faut d’abord se faire une idée de ce projet. Tel est le rôle du projet-musical stéréotypé, qui délimite une zone de compréhension générale dans laquelle on a des chances de trouver le point qui correspond au projet-musical singulier.
Aussi, chez Robert Kaddouch, la figure musicale, c’est-à-dire ce qui désigne communément un projet-musical non singulier, n’est pas l’ennemi de la création, de l’innovation, de la singularité, de l’originalité. Au contraire, elle est le moyen indispensable qui permet de relier dans un premier temps l’auteur et l’interprète de la partition autour d’un projet-musical stéréotypé. Ce premier cadre confère le moyen par la suite d’affiner cette première compréhension grossière mais fondamentale pour que l’interprétation consiste dans un effort de compréhension, de l’auteur et non dans un effort de pure expression de la part de l’interprète, qui négligerait le projet-musical singulier de l’auteur.
Que constate-t-on dans cette progression ?
L’enseignant adopte la posture opératoire dynamique : il outille consciencieusement l’élève de toute une technique qui doit lui conférer le moyen de pénétrer l’œuvre qu’il a choisi d’interpréter. En effet, la langue musicale fournit des éléments communs à tous qui permettent de produire une première image de l’émotion qui a produit la partition. Mais dans cette émotion, on ne perçoit encore rien de personnel : on ne perçoit que ce qui est commun à l’auteur et à tant d’autres. Cependant, cette première approche permet d’esquisser un premier modèle, de délimiter une première zone.
L’apprentissage d’une langue pour Robert Kaddouch, à travers l’activité d’interprétation, ne se réduit donc pas à comprendre des idées et des affects communs à tous, mais à pénétrer, à partir de ces idées et affects communs, dans les idées singulières d’un autre. Renouer avec l’émotion qui a généré l’œuvre est une activité de création, et non une simple activité de reproduction. La pratique musicale authentique, c’est-à-dire créative, ne se limite donc pas à exprimer ce que nous sommes, mais aussi à comprendre ce qu’expriment d’autres personnes.
La création est un langage pour Robert Kaddouch car elle permet d’imprimer sa personnalité dans le monde, de se faire connaître ainsi des autres personnes, mais aussi de prendre connaissance des autres personnes en reconstituant leur effort de création, par un effort de création. S’exprimer, c’est créer, et comprendre un autre, c’est créer, c’est retrouver à travers les signes communs qu’il nous manifeste, la part de singularité, l’émotion qui a engendré la production de ces signes.
La pédagogie de Robert Kaddouch indique donc que le langage ne consiste pas uniquement à se mettre à la place de l’autre. Il se scinde en deux tendances, deux activités distinctes : celle de comprendre superficiellement l’autre, celle de le comprendre profondément. Autrement dit, il existe une compréhension mécanique de l’autre, et une compréhension créative de l’autre. Les neurones miroirs jusqu’à aujourd’hui en science ont révélé l’existence de cette compréhension mécanique de l’autre, dans la mesure où ces neurones renvoient à des activités préformées dans les expérimentations réalisées jusqu’à présent (mettre à la bouche un aliment, etc.). Les résultats de la pédagogie de Robert Kaddouch suggèrent qu’il existe des neurones miroirs capables de simuler l’activité créative d’un autre cerveau.
Conclusion
La pédagogie de Robert Kaddouch doit se comprendre comme le développement de l’expression-création de l’élève et de sa capacité à s’imprégner de l’expression-création d’autrui. Elle offre une compréhension de l’expérience musicale et créative comme langage entre des cerveaux qui expriment leur personnalité par (et uniquement par) la création. Chaque progression pédagogique, et chaque dispositif qui y prend place, se pense comme un élément d’un cheminement adapté au projet musical de l’élève qui comprend non seulement le développement de sa propre capacité expressive, mais aussi de sa capacité à saisir ce que l’autre exprime par la musique. Ainsi, l’élève développe son intelligence affective, c’est-à-dire sa capacité à faire des choix (toute création implique une sélection), à les évaluer, à les faire évoluer, dans le but de se mettre en relation avec lui-même et avec les autres, en faisant corps avec son émotion ou avec celle d’un autre (intuition).
La pédagogie de Robert Kaddouch, en particulier les différents dispositifs auxquels elle recourt, ne peut se comprendre sans l’idée directrice qui la façonne et l’anime. Chaque situation proposée aux élèves, nouvelle ou non, respecte cette idée. Sans cette idée, sa méthode apparaît comme une juxtaposition de situations autonomes. Or ces situations n’ont strictement rien de tel. Elles matérialisent toutes à leur manière le principe fondamental de sa pédagogie. Aussi, il importe non seulement de dégager cette idée motrice, mais de montrer de quelle façon chaque dispositif demeure à chaque fois l’incarnation même de cette idée.
Cette idée peut se résumer à l’aide de la formule (bergsonienne) suivante : l’être humain ne s’exprime qu’en créant. En effet, cette formule suffit à rappeler que la pédagogie de Robert Kaddouch se distingue, dans la pratique, des modèles d’apprentissage transmissifs ou libertaires. L’apprentissage de la musique ne consiste pas à reproduire par imitation un modèle que l’enseignant nous transmet, car l’imitation ne permet pas à l’élève de créer, et donc de devenir un sujet libre, autonome, capable d’exprimer ce qu’il est.
L’apprentissage de la musique ne consiste pas plus à laisser l’élève produire la musique comme il a envie de la produire, car cette envie ne reflète pas sa personnalité profonde si elle se manifeste dans le cadre de situations dans lesquelles il n’invente rien, et se contente de répéter les formes musicales qu’il connaît déjà (enfermement dans un moi superficiel et confortable). On ne s’exprime qu’en créant implique qu’on ne s’exprime pas en racontant sans originalité sa vie, ou en s’abandonnant à nos petites préférences coutumières.
Aussi, les situations que proposent Robert Kaddouch ne peuvent qu’être des situations de création, ou des situations qui préparent à la création. Par exemple, il arrive souvent dans un premier temps à Robert Kaddouch de partir de l’envie brute de l’enfant (dessiner, parler de ce qu’il a fait, etc.). Cependant, cette activité reste incompréhensible si on ne la situe pas immédiatement avec les activités plus créatives qui suivent, et qui montrent dans quelle mesure cette activité préparatoire permet une activation progressive de ce que Robert Kaddouch nomme « la conductibilité ».
En effet, on ne mobilise pas le vécu de l’enfant en pensant naïvement que de cette façon l’enfant va s’exprimer. Dans ces premières situations, l’enfant ne s’exprime pas encore. Il esquisse plutôt des penchants, que l’enseignant va exploiter pour le conduire à mobiliser ses affects dans une tâche de création. La conductibilité est précisément, chez Robert Kaddouch, la fonction cognitive qui permet à l’élève d’organiser originalement des sons (interprétation, improvisation, composition) en se servant de ce qui lui tient à cœur. Elle conduit une émotion personnelle à sa matérialisation sous forme musicale.
L’intelligence déploie ici sa potentialité la plus haute et la plus complexe : créer. Et les moments importants de notre vie (ce qui nous a affecté) servent de matière à cette intelligence. La conductibilité consiste donc à organiser des sons avec notre histoire personnelle, à tisser des liens qui se manifestent non pas sous la forme d’associations claires (tel son est associé à tel souvenir), mais sous la forme confuse d’émotions dans lesquelles les différents éléments (sonores et personnels) s’éprouvent sans se laisser voir.
La pédagogie de Robert Kaddouch n’est pas une psychanalyse (même si elle ne s’inscrit pas contre la psychanalyse) : elle ne cherche pas à démêler l’histoire d’un individu, elle tend plutôt à la sublimer, à l’inscrire dans un processus de création dans lequel cette histoire n’apparaît pas distinctement et vient plutôt se mêler confusément à l’expérience musicale. Il ne s’agit pas de mettre à nu la personne, d’en étaler la masse des souvenirs. Au contraire, la personne est préservée dans son intimité car le contenu de la personne ne se présente qu’à travers des émotions qui conservent, par le mélange qui les constitue, le secret de leur composition.
L’accompagnement proprioceptif
Ces distinctions essentielles entre la pédagogie de Robert Kaddouch et la pédagogie transmisse, la pédagogie libertaire, et la psychanalyse, doivent nous permettre de comprendre le rôle exact que joue l’enseignant lorsqu’il s’intéresse aux aspirations de l’élève. La posture empathique de l’enseignant ne consiste pas à se mettre à la place de l’élève pour déterminer qui est l’élève mais où va l’élève. A travers ce qu’il lui montre dans les premières discussions, improvisations, l’élève laisse entrevoir des organisations sonores qui l’intéressent et qu’il s’agit de l’aider à s’approprier. Aussi, il importe de deviner dans un premier temps le type d’organisations que préfère l’élève (cela peut être un rythme, une mélodie, des tonalités, etc.), puis de les lui renvoyer pour vérifier si l’image qu’on se fait de ses préférences correspond effectivement à ce qu’il désire.
L’accompagnement proprioceptif, concept-clef de la méthode de Robert Kaddouch, ne consiste donc pas à accompagner l’élève au sens strict. Il ne s’agit nullement de le contempler, de le laisser faire ce qu’il veut, ou de l’aider à sa demande. Au contraire, l’accompagnement proprioceptif est une posture interventionniste. Cependant, il ne s’agit pas non plus d’intervenir tout le temps. Il faut savoir laisser à l’enfant le temps de découvrir, de s’approprier, de créer. Intervenir, c’est toujours intervenir au moment opportun.
Accompagner l’élève signifie qu’il faut parfois l’amener dans la direction opposée qu’il entreprend car on pense que les moyens qu’il utilise vont dans le sens contraire de ce qu’il souhaite. Accompagner l’élève signifie qu’on peut choisir de le déstabiliser dans le but de l’empêcher de s’enfermer dans une répétition monotone de ce qu’il apprécie.
Toutefois, au regard de l’idée directrice de la pédagogie de Robert Kaddouch, conduire, accompagner ne peut en aucun cas signifier qu’il faut amener de force l’élève là où on pense qu’il veut aller. L’accompagnement est une empathie reconduite en permanence, une forme de conductibilité propre à l’enseignant, qui transforme l’image qu’on se fait du désir de l’élève, en situations pédagogiques appropriées au développement de ce désir.
En résumé, l’accompagnement proprioceptif se divise en quatre grands moments sans cesse reconduits. Dans un premier temps déclencher : l’enseignant soulève le loquet et les élèves poussent la porte. Autrement dit, l’enseignant offre un espace où l’élève peut s’exprimer librement en musique.
Dans un deuxième temps, observer : l’enseignant regarde ce que fait l’élève durant ce temps, glane des observations. L’enseignant adopte ainsi la posture empathique : il commence à se faire une première image du projet-musical de l’enfant (là où il veut aller). Cette image se construit chez l’enseignant grâce à des interactions avec l’élève (posture dialogique). Le dialogue critique musical a pour objectif la construction de cette image, et non de rester dans un éternel échange.
Dans un troisième temps, provoquer : l’enseignant conduit l’enfant là où il considère qu’il veut aller, quitte à le mener dans la direction opposée qu’il prend manifestement (tu vas par là, mais en fait c’est par là qu’il faut que tu ailles pour aller où tu voulais aller), quitte à se tromper. C’est le moment où l’enseignant assume l’hypothèse qu’il a élaborée durant le dialogue critique musical (posture inductive), le moment fort de l’accompagnement proprioceptif.
Dans un quatrième temps, valider : l’enseignant encourage l’élève dans sa conduite, valorise ce qu’il fait, lui garantit qu’il a atteint une zone de réussite.
Naturellement, il est possible que l’hypothèse formulée par l’enseignant, l’image qu’il se fait de son projet-musical soit erronée ou finisse par s’épuiser (l’enfant évolue). Aussi, la phase de provocation n’a jamais rien de définitive (même si elle doit être conduite à son terme pour être appréciée), et une phase de déclenchement, et d’observation, lui succèdent toujours. Tout est une éternelle reprise. Mais cette reprise est une progression pour l’élève. C’est pourquoi l’accompagnement proprioceptif forme un cursus spiralaire, et non séquentiel.
En effet, la personnalité de l’enfant se modifie dans le temps. Aussi, son projet-musical est en perpétuel devenir. Il appartient donc à l’enseignant de rester à l’écoute, de vérifier constamment s’il ne se fait pas une fausse image du projet de l’élève. C’est pourquoi la conductibilité propre à l’enseignant (l’accompagnement proprioceptif) ressemble à une spirale, c’est-à-dire à la reprise d’un processus qui mène à des changements. Elle se distingue significativement d’une progression linéaire, séquentielle, qui déploie un plan préformé. Autrement dit, l’enseignant accompagne l’élève, il découvre avec l’évolution de l’élève le chemin à parcourir. Il ne le conçoit pas à l’avance.
Insistons sur ce point fondamental, la conductibilité propre à l’enseignant consiste à émettre une hypothèse, à la vérifier, à la développer, à la modifier quand le besoin s’en présente, dans un éternel va et vient qui doit favoriser, au final, une progression.
C’est de cette façon que l’enseignant évite de retomber dans une pédagogie transmissive qui consisterait à soumettre l’élève à un projet musical constitué une bonne fois pour toute (il faut apprendre tels morceaux, tel type d’improvisation, d’interprétation, etc.), immuable, et donc fatalement immobile et impersonnel.
C’est aussi de cette manière que l’enseignant adopte, comme l’élève, une posture de création (même s’ils ne créent pas la même chose). La posture bilatérale signifie que l’enseignant doit réinventer en permanence son cours, non seulement pour s’adapter au mieux au projet-musical de chaque élève (l’évodique), mais aussi pour qu’une saine et innovante effervescence puisse se communiquer, se partager. Pour que l’élève crée, il importe que l’enseignant montre l’exemple d’un certain sens. C’est que la créativité ne se génère pas sans une pédagogie à son tour créative. L’enseignant doit s’épanouir dans l’acte d’enseigner, à l’instar de l’élève qui se développe et prend plaisir à s’exprimer en musique.
Dès lors, on comprend que la satisfaction de l’élève reste un indicateur, même si elle n’est pas le seul indicateur pertinent : si l’enfant progresse sans inventivité, s’il se contente de prendre du plaisir et/ou de faire ce qu’on lui dit de faire, il est clair qu’au regard de l’idée directrice de la pédagogie de Robert Kaddouch, l’accompagnement proprioceptif s’avère alors un échec (il y a cercle et non spirale). L’accompagnement doit rendre possible le développement de l’autonomie de l’élève, c’est-à-dire le développement de sa capacité à innover (par rapport à lui-même) en matière d’improvisation, de composition, ou d’interprétation. Un accompagnement réussi se mesure donc non seulement à l’intérêt manifeste que prend l’enfant, mais aussi à son inventivité.
Intérêt et inventivité sont par conséquent les deux critères qui permettent d’attester que l’enfant exprime ce qu’il est en créant. Ces deux critères, qui n’ont de sens que relativement à l’idée directrice de la pédagogie de Robert Kaddouch, guident l’accompagnement proprioceptif. En un certain sens, ils sont cet accompagnement même. Ils constituent les deux critères d’une évaluation formative (qui garantit que l’élève apprend) et non normative (notes, compétences acquises/non acquises, etc.).
Sans l’intérêt, la création musicale risque de devenir une souffrance pour l’élève ; il finira par échouer ou la rejeter comme mode d’expression. Sans l’inventivité, la production musicale s’enferme dans la répétition, et la personnalité de l’enfant, qui se renouvelle sans cesse, ne parvient plus à s’exprimer.
L’enseignant est donc celui qui suscite l’intérêt par son adaptation à la singularité de l’élève. Il lui donne la possibilité d’accéder à des zones de réussite, c’est-à-dire à une production sonore qui représente adéquatement l’émotion personnelle que l’enfant a souhaité incarner musicalement.
Pratique 1 : le geste et l’instrument
L’apprentissage de l’instrument illustre tout à fait l’orientation et le savoir-faire de la pédagogie de Robert Kaddouch. L’enseignant du geste ne consiste naturellement pas dans le cadre d’une telle pédagogie à transmettre par imitation un geste standard. Il s’agit de laisser à l’enfant la possibilité de créer par lui-même son propre geste.
Aussi, Robert Kaddouch s’appuie dans un premier temps sur la captation motrice. Le très jeune enfant écoute attentivement l’enseignant jouer sans jouer lui-même. Cette activité stimule les neurones miroirs de l’enfant qui lui permettent de comprendre que l’enseignant est en train de jouer comme si eux-aussi étaient en train de jouer. Toutefois, il ne faut pas perdre de vue que dans une telle situation l’enseignant empêche toute forme d’imitation en exécutant des gestes et une musique trop complexes pour l’enfant. C’est pourquoi, les neurones miroirs ainsi stimulés renvoient moins à des mouvements que l’enfant est en train de percevoir chez l’adulte, qu’à des mouvements que l’enfant pourrait/voudrait exécuter. L’enseignant ne cherche pas à déclencher une activité motrice particulière par effet de miroir, comme lorsqu’on demande à un enfant de refaire un mouvement. Il souhaite stimuler les centres moteurs, c’est-à-dire l’envie de jouer, de produire en choisissant ses mouvements. Les neurones miroirs mobilisés sont ceux de la conductibilité, de la création, et non ceux favorisant la construction ou le perfectionnement d’un mécanisme moteur par imitation. En effet, premièrement l’enseignant fait en sorte que ses mouvements soient inimitables, et deuxièmement, il ne demande jamais à l’enfant de l’imiter.
Il est fondamental que l’enfant ressente qu’avec l’instrument il va pouvoir créer, conduire ses émotions à leur réalisation en organisations sonores. Au moyen d’une pratique d’écoute basée sur des histoires qui interpellent l’enfant sur son vécu, sur son histoire, l’enfant comprend au fur et à mesure des séances que ce qui lui tient à cœur peut être transformé en musique. Aussi, la pédagogie de Robert Kaddouch s’appuie sur un substrat linguistique musical, commun à tous les enfants (des tonalités, des rythmes, des mélodies, qui suggèrent en chacun de nous les mêmes sensations), afin de solliciter avec précision le vécu des enfants.
La captation motrice ne se réduit donc pas à saisir que l’adulte est en train de jouer de l’instrument comme lui-même pourrait en jouer, mais à saisir qu’il est en train de réaliser ses émotions dans une forme musicale. L’enfant possède donc vraisemblablement des neurones miroirs capables de déceler l’activité créatrice d’un autre être humain : il finit par ressentir la conductibilité de l’adulte, ce qui stimule la sienne et donne à l’instrument sa fonction véritable, comme objet de conduite (de création, de réalisation de soi). Il construit ainsi la matrice psychologique de son activité future d’expression technique par l’instrument.
Dans un second temps, une fois cette impulsion construite par l’enfant, l’instrument lui est présenté. Dès lors, il faut éviter d’empêcher l’enfant de créer par lui-même sa propre technique de jeu. Cela reviendrait à lui montrer que l’instrument est un objet de conduite (par captation motrice), puis à l’empêcher de s’en servir comme tel en le contraignant à imiter des gestes stéréotypés. Au contraire, il importe de susciter en lui son intelligence gestuelle, autrement dit sa faculté de créer le geste qui lui permettra de réaliser au mieux ce qu’il veut faire avec l’instrument.
De plus, il ne s’agit pas de faire transmettre à l’enfant que seules les touches du piano produisent du son. Aussi, il importe de lui laisser le temps de découvrir le piano, dans son ensemble.
Par la suite, le recours aux maths-musiques donnera à l’enfant la possibilité de mettre en jeu des stratégies de calcul, et donc d’anticipation, qui lui confèreront le moyen d’adapter son geste en fonction de ce qu’il veut dans le temps, et non plus seulement dans l’instant. De cette manière, les aires supérieures du cerveau sont impliquées dans le processus de conductibilité.
C’est pourquoi les enfants à haut potentiel (Q.I très supérieur à la moyenne, etc.) trouvent dans la pédagogie de Robert Kaddouch l’occasion de canaliser, d’organiser et de vitaliser un potentiel qui pourrait devenir une contrainte pour eux s’il ne devient jamais un outil d’expression, et demeure un outil de calcul qui recouvre toutes leurs activités, et les isole ainsi plus qu’il ne leur permet d’entrer en communication effective avec eux-mêmes, voire avec autrui.
Pratique 2 : l’interprétation et le langage
La notion de langage chez Robert Kaddouch ne se réduit pas à l’apprentissage d’un ensemble de relations préformées entre des signifiants et des signifiés. Le langage, ce n’est pas telle ou telle langue (solfège, etc.). Le langage, c’est avant tout un mode d’expression. C’est ce qui nous permet de manifester notre originalité à d’autre par la langue qu’on choisit d’employer, c’est-à-dire par le système commun auquel on recourt. La langue n’est que l’outil du langage. Aussi, s’exprimer à travers une langue musicale, c’est vitaliser cette langue.
Chez Robert Kaddouch, l’apprentissage de l’interprétation illustre ce rapport dynamique et créatif à la partition. La lecture sémiotique, ultime étape de toute une progression pédagogique, se fonde sur la connaissance d’un sens propre à la partition. Ce sens se manifeste au lecteur sous la forme d’une émotion, qui semble résumer confusément l’œuvre, comme si le lecteur se mettait à la place de l’émotion qui paraît avoir présidé à l’œuvre. Il s’agit d’une empathie (réelle ou illusoire) entre le lecteur et l’auteur de la partition.
De cette façon, le lecteur ne perçoit plus un ensemble de règles impersonnelles et propres à toutes les partitions. Il perçoit pour ainsi dire la personnalité de l’auteur, la singularité de la partition, ou du moins il s’en fait une image. Cette lecture ne consiste donc pas à repérer dans la partition des éléments connus. Elle consiste à recréer l’émotion à l’origine de la partition. A la différence des lectures mécaniques et syntaxiques, cette lecture est donc une situation-problème, un moment de création pour le lecteur contraint de retrouver l’effort de création de l’auteur, de réinventer le sens que celui-ci a pu lui donner.
Ce genre de lecture prend du temps à se mettre en place. L’élève doit apprendre progressivement à se mettre à la place de l’auteur, à retrouver sous les symboles le mouvement qui les a généré. Cette tâche de vitalisation de la lecture d’une partition nécessite donc quelques pré-requis. Tout d’abord, l’élève doit être en mesure d’associer aux symboles le son et le rythme qu’il doit produire (lecture mécanique). Il doit aussi pouvoir rapidement et en temps réel (autre rôle des « math-musique ») percevoir dans quelle mesure celle-ci reproduit des organisations qu’on retrouve sur d’autres partitions. De cette manière, il anticipe sensiblement sur ce qui vient (lecture syntaxique). Il doit ensuite être capable de résumer un mouvement (lecture filigranique) : par exemple, réduire huit mesures aux quelques notes les plus fondamentales. Enfin, il doit aussi saisir l’articulation entre les mouvements (lecture syngtagmatique).
En résumé, toutes ces lectures permettent de dégager de la partition un projet-musical stéréotypé que la maîtrise de la langue musicale donne la possibilité de saisir, comme n’importe quelle langue offre le moyen de comprendre l’intention type d’une personne. Cet accès à un ce projet-musical stéréotypé n’est pas contraire à la conductibilité, à une interprétation inventive et créatrice. Au contraire, il est le cadre universel dans lequel l’expérience singulière va se construire par la lecture sémiotique. En effet, pour deviner derrière la partition le projet-musical singulier de l’auteur, il faut d’abord se faire une idée de ce projet. Tel est le rôle du projet-musical stéréotypé, qui délimite une zone de compréhension générale dans laquelle on a des chances de trouver le point qui correspond au projet-musical singulier.
Aussi, chez Robert Kaddouch, la figure musicale, c’est-à-dire ce qui désigne communément un projet-musical non singulier, n’est pas l’ennemi de la création, de l’innovation, de la singularité, de l’originalité. Au contraire, elle est le moyen indispensable qui permet de relier dans un premier temps l’auteur et l’interprète de la partition autour d’un projet-musical stéréotypé. Ce premier cadre confère le moyen par la suite d’affiner cette première compréhension grossière mais fondamentale pour que l’interprétation consiste dans un effort de compréhension, de l’auteur et non dans un effort de pure expression de la part de l’interprète, qui négligerait le projet-musical singulier de l’auteur.
Que constate-t-on dans cette progression ?
L’enseignant adopte la posture opératoire dynamique : il outille consciencieusement l’élève de toute une technique qui doit lui conférer le moyen de pénétrer l’œuvre qu’il a choisi d’interpréter. En effet, la langue musicale fournit des éléments communs à tous qui permettent de produire une première image de l’émotion qui a produit la partition. Mais dans cette émotion, on ne perçoit encore rien de personnel : on ne perçoit que ce qui est commun à l’auteur et à tant d’autres. Cependant, cette première approche permet d’esquisser un premier modèle, de délimiter une première zone.
L’apprentissage d’une langue pour Robert Kaddouch, à travers l’activité d’interprétation, ne se réduit donc pas à comprendre des idées et des affects communs à tous, mais à pénétrer, à partir de ces idées et affects communs, dans les idées singulières d’un autre. Renouer avec l’émotion qui a généré l’œuvre est une activité de création, et non une simple activité de reproduction. La pratique musicale authentique, c’est-à-dire créative, ne se limite donc pas à exprimer ce que nous sommes, mais aussi à comprendre ce qu’expriment d’autres personnes.
La création est un langage pour Robert Kaddouch car elle permet d’imprimer sa personnalité dans le monde, de se faire connaître ainsi des autres personnes, mais aussi de prendre connaissance des autres personnes en reconstituant leur effort de création, par un effort de création. S’exprimer, c’est créer, et comprendre un autre, c’est créer, c’est retrouver à travers les signes communs qu’il nous manifeste, la part de singularité, l’émotion qui a engendré la production de ces signes.
La pédagogie de Robert Kaddouch indique donc que le langage ne consiste pas uniquement à se mettre à la place de l’autre. Il se scinde en deux tendances, deux activités distinctes : celle de comprendre superficiellement l’autre, celle de le comprendre profondément. Autrement dit, il existe une compréhension mécanique de l’autre, et une compréhension créative de l’autre. Les neurones miroirs jusqu’à aujourd’hui en science ont révélé l’existence de cette compréhension mécanique de l’autre, dans la mesure où ces neurones renvoient à des activités préformées dans les expérimentations réalisées jusqu’à présent (mettre à la bouche un aliment, etc.). Les résultats de la pédagogie de Robert Kaddouch suggèrent qu’il existe des neurones miroirs capables de simuler l’activité créative d’un autre cerveau.
Conclusion
La pédagogie de Robert Kaddouch doit se comprendre comme le développement de l’expression-création de l’élève et de sa capacité à s’imprégner de l’expression-création d’autrui. Elle offre une compréhension de l’expérience musicale et créative comme langage entre des cerveaux qui expriment leur personnalité par (et uniquement par) la création. Chaque progression pédagogique, et chaque dispositif qui y prend place, se pense comme un élément d’un cheminement adapté au projet musical de l’élève qui comprend non seulement le développement de sa propre capacité expressive, mais aussi de sa capacité à saisir ce que l’autre exprime par la musique. Ainsi, l’élève développe son intelligence affective, c’est-à-dire sa capacité à faire des choix (toute création implique une sélection), à les évaluer, à les faire évoluer, dans le but de se mettre en relation avec lui-même et avec les autres, en faisant corps avec son émotion ou avec celle d’un autre (intuition).
Lire Bergson et Kaddouch : thèse de philosophie
https://kaddouch-music.com/fr/bergson-fr.php.htm