Comment exister en tant que quelqu’un ?
Le rôle du pédagogue chez Robert Kaddouch
Flora Bastiani
Article accepté dans un ouvrage collectif aux éditions Gruppen.
Dans la deuxième analyse de cas présentée dans son ouvrage Des mimes et des murs1, intitulée
« Théodore » (du nom de l’élève qui se trouve au centre de la séance), le pédagogue et professeur
de musique Robert Kaddouch décrit le comportement de son jeune élève alors qu’il énumère par
écrit « tout ce qu’il connaît »2. Et il analyse cette manière ordonnée de lister les objets de sa
connaissance en soulignant que Théodore agit « comme s’il oeuvrait pour préserver l’unité de son
organisme »3. Il semblerait que le pédagogue endosse alors le rôle de celui qui permet la mise en
oeuvre de ce projet de faire-un. Puis, à la dernière page de l’ouvrage, Kaddouch conclut en
insistant sur le rôle du pédagogue : « capter l’unité vivante et motrice qui se joue dans chacune
des improvisations, des interprétations, des compositions, de ses élèves. […] La conductibilité
apparaîtra alors au professeur sous sa forme authentique. Elle prendra l’apparence d’un acte
d’interprétation d’un morceau dans lequel l’unité motrice qui a présidé à sa création rencontre
l’unité vivante de celui qui l’exécute »4.
Je souhaiterais ici approfondir le sens recouvert par ces descriptions, en me demandant en quoi
intervient la question de ce que Kaddouch appelle « l’unité vivante et motrice » dans la pédagogie,
et dans la relation authentique à l’autre. Ma question portera sur le lien entre l’unité motrice (l’acte
de création) et l’unité vivante (quelqu’un). Ce lien est-il accessible comme tel ? Et surtout ce sujet
qui « [oeuvre] pour préserver l’unité de son organisme », c’est-à-dire qui agit en vue d’exister en
tant qu’une unité, que fait-il véritablement ? En demandant si la production peut permettre
d’accéder à l’unité, je tendrai aussi à préciser la part de l’interprétation du professeur dans le
projet d’unité de l’élève.
Ce faisceau d’interrogations qui se pose pour moi à la lecture du texte de Robert Kaddouch, est
soutenu par une autre question qui peut être traduite dans différents langages : dans les termes de
Henri Maldiney, comment être-le-là ou être présent au monde ? dans les termes d’Emmanuel
Levinas, comment mon geste exprime-t-il mon unicité ? Je me permettrai d’aborder cette
question dans des termes plus personnels, et en même temps traversés par l’influence des deux
philosophes que je viens de convoquer. Je me demanderai donc : comment exister (vivre ou
survivre) en tant que quelqu’un ?
Comme cette question l’annonce d’ores et déjà, tout son enjeu repose sur le « en tant que
quelqu’un ». En effet « exister en tant que quelqu’un » pourrait se poser pour Emmanuel Levinas
comme un oxymore, puisque chez lui c’est précisément en dépassant l’être dans la dimension
personnelle que quelqu’un s’exprime. Cependant le quelqu’un en question advient bien dans une
modalité de l’exister qui ouvre à plus que de l’exister, une manière d’être qui ouvre à autre chose
que de l’être. Exister en tant que quelqu’un consiste donc à faire entendre le personnel dans l’être,
pour donner du sens à l’être lui-même en l’ouvrant à un débordement.
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63.
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p.
78.
Ainsi on pourrait comprendre chez Robert Kaddouch l’interprétation de la production comme
l’écoute de l’inscription du personnel dans le domaine de l’être. Une telle approche appelle à
penser la place de la formalisation de ce personnel dans l’être. En effet ce n’est qu’au prix d’une
formalisation, ou d’une mise en forme, qui puisse être manifeste (qui répond donc aux règles de
l’être) que quelqu’un peut faire signe dans l’être. Et en même temps opérer ce faire-signe c’est,
pour quelqu’un, prendre le risque de se dégrader dans le plan de l’être. En d’autres termes, la
formalisation risque de formater ce quelqu’un pour en faire un personne au regard de l’être : si
l’inauguration d’un mystère du quelqu’un, d’un retrait du manifeste, n’y était pas entendue, la
manifestation dans l’être ne donnerait lieu qu’à une agrégation où le quelqu’un se retournerait en
personne.
OEuvrer pour préserver l’unité.
Il m’est arrivé de me trouver en position d’expliquer à l’un de mes enfants, ce qu’était ce
gribouillis que je faisais sur une feuille, à la sortie de l’école. Bien sûr, lui répondre « c’est ma
signature » n’a pas été suffisant. Et j’ai bien été tenue de me questionner avec lui sur ce geste qui
signe ma présence singulière et qui pourtant est bel et bien reproductible, mais n’est censé l’être
que par moi. Un geste que je n’aurais jamais produit s’il n’avait pas été, depuis bien longtemps,
exigé de moi d’être créé. Un geste aléatoire au départ, devenu prévisible alors même qu’il est
censé marquer ma distinction et le renouvellement de cette distinction : oui c’est bien sa maman
qui est venu chercher cet enfant à l’école aujourd’hui ; c’est bien Madame Bastiani qui a fait ce
chèque ; c’est bien elle qui a pris le courrier l’accusé de réception en témoigne.
Le fait d’être-là s’explicite à travers la signature devant l’exigence sociale de poser sa marque.
Lorsque l’on nous demande de signer tel document, qu’il soit important ou non, qu’il s’agisse
d’un notaire ou du facteur, il s’agit à chaque fois de faire signe depuis une position. Il s’agit bel et
bien de s’exprimer et de prendre la responsabilité de cette expression : en signant, j’engage en
effet à chaque fois ma responsabilité. Et de quelle manière ? En traçant un signifiant qui
représente ma présence singulière.
En inscrivant la marque explicite d’un « c’est moi ici et maintenant » je deviens responsable de ma
présence, tenue d’assumer d’avoir reçu ce courrier ; d’avoir récupéré mon fils à la sortie de
l’école ; de m’être engagée à payer quelque chose. Poser la preuve de mon engagement implique
que je prenne en charge une position, et que dans cette position d’engagement je m’y trouve.
J’occupe un là en signant ma propre présence. Cependant le là de la signature, repose
complètement sur un gribouillis signifiant. Il est pris « au pied de la lettre » comme l’explicitation
d’une responsabilité légale. Il ne produit aucun sous-entendu, n’est le lieu d’aucune équivocité.
Cette responsabilité de la signature est-elle simplement transposable à la responsabilité à exister
en tant que quelqu’un ?
Ce qui peut distinguer ces deux types de responsabilité réside selon moi, dans l’ajout de la
dimension personnelle, celle du quelqu’un – ajout qui pourrait aussi être décrit comme le passage
du singulier au particulier. Car concernant la légalité, ma présence est réduite à l’énoncé de ma
carte d’identité (Madame X née tel jour à tel endroit). En d’autres termes, ma « responsabilité »
légale se résume à une identification singulière mais formelle, en mesure de contenir dans les
formules légales déjà écrites : par exemple, en vertu du fait que Mme X a reçu ce courrier, elle
doit se rendre à Y, sinon elle sera passible de l’amende Z. Mais la signature n’engage que sur le
plan manifeste du fait d’être-là qui ignore la dimension particulière : par exemple Mme X était là
pour recevoir le courrier, mais elle ne sait pas lire, et n’a donc pas pu se rendre à Y. Elle écope
cependant de l’amende Z. Finalement, la signature permet d’entrer en tant qu’individu dans un
système, mais pas d’exprimer une manière particulière de la présence. L’individuation formelle
introduit une dépersonnalisation grâce au procédé identificatoire réduit à une marque explicite et
adéquate.
Une amie m’a un jour demandé comment changer de signature. Je ne m’étais jamais posé la
question. J’ai cherché pour elle sur internet et je n’ai rien trouvé de particulier pour lui répondre.
Le fait est que rien n’empêche de modifier sa signature, mais que la modification met en défaut
devant une règle explicite de la signature : sa constance. La signature émise une fois, elle devient
le porteur de ma singularité à la condition d’être reproductible par moi. Exigence ambiguë qui
impose une constante à l’existence, on dirait avec Maldiney une gestalt qui signifierait la gestaltung,
une forme qui déterminerait la formation, ou en termes lévinassiens un dit qui exprimerait de
manière adéquate le Dire.
Comment comprendre cet exemple de la signature, notre projet étant dans un premier temps de
dresser l’analyse de l’expression « oeuvrer pour préserver l’unité » utilisée par Kaddouch ?
L’explication que je donne ici de l’unité dépasse la simple cohérence. Théodore n’énumère pas
« ce qu’il connaît » pour repérer une cohérence, c’est-à-dire pour tester une articulation entre
l’objet de sa connaissance et lui, qui pour chaque objet de l’énumération reposerait sur une
variable identique. Comme c’est le cas de la loi, qui dans l’exigence de la cohérence, fait
disparaître la particularité (puisque chaque individu entretient le même rapport avec l’entité
centrale). Il me semble que dans la description de Kaddouch, il s’agit plutôt d’une recherche de la
manifestation de l’unité. Théodore cherche où il est, il cherche le « j’étais là » raté dans la
signature, c’est-à-dire encore l’endroit où il apparaît en tant que quelqu’un. La signature, de la
même manière que l’énumération de contenus, atteint sa limite avec la concrétisation formelle.
Si j’admets que ma signature me représente, ou si Théodore admet que sa liste le représente,
comme une description adéquate de lui-même, alors c’est la manifestation dans l’être qui
remporte la lutte pour la reconnaissance. Autrement dit la forme supplanterait la formation, et
alors il suffirait de reproduire un geste à l’identique pour être encore à nouveau là.
L’unité motrice et vivante.
Est-ce qu’un tel projet touche à son but ? La forme peut-elle contenir quelqu’un ? Et finalement en
quoi consiste cette « unité vivante et motrice » qui est décrite comme le fil conducteur de la
pédagogie proposée par Robert Kaddouch ?
Kaddouch présente son projet pédagogique comme étant tendu par la découverte de son élève
par sa propre action. Il décrit en effet les procédés techniques par lesquels il adresse des
demandes non-verbales à son élève (« par des mimes et non des discours »5), procédés conduisant
l’élève à composer quelque chose de nouveau à partir de ce qu’il a à sa disposition, c’est-à-dire
notamment à partir de ses goûts et de sa technique au piano. Dans l’exemple de Théodore, c’est
son goût personnel pour la physique qui est mis en évidence.
Ce qui est frappant dans la description est de constater que Kaddouch façonne un dispositif
adapté à l’élève. Il lui fournit un cadre dans lequel l’élève pourra être inspiré non seulement par la
demande de son professeur, mais par le rappel de ce qui lui plaît à titre personnel, et qui n’a pas
du tout trait à la musique : de cette manière, Kaddouch permet que s’entrecroisent l’intérêt de
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l’élève (en y faisant une référence directe) et un mode d’expression, par l’évitement d’une
communication limitée au domaine verbal et par l’appel à dire son impression à l’aide du piano.
Dès lors un point crucial est à souligner : il apparaît que Kaddouch dresse la description de ce
qu’il fait en direction de l’élève pour le solliciter, mais aucune description de ce qui est attendu
excepté précisément « l’interprétation d’un morceau dans lequel l’unité motrice qui a présidé à sa
création rencontre l’unité vivante de celui qui l’exécute ». À mon sens, Kaddouch met ainsi en
évidence le dispositif d’appel, qui ouvre la voie à la création personnelle, mais il ne définit pas à
l’avance un attendu. Pourquoi ? Précisément parce que l’unique attendu se situe du côté du
professeur, qui dans son attention, devra être en mesure à la fois d’entendre la part personnelle
qui lui est livrée par l’élève, et de la lui restituer.
Kaddouch se situe lui-même, par cette démarche, dans une situation pédagogique où le
professeur est tel un passeur, à la manière dont Levinas décrit le sujet éthique comme un passeur.
L’éthique lévinassienne fait advenir le sujet dans son rôle unique et irremplaçable en le plaçant
dans une situation particulière : pour le dire vite, autrui s’adresse à moi en m’accusant d’ignorer sa
différence (par rapport à moi) et ainsi de dégrader sa présence. Dégrader l’altérité d’autrui
consiste ici à ignorer qu’il est différent de moi, d’une différence radiale qui ne permet pas que je
me l’approprie ou que le connaisse. Cette altérité ne peut se soumettre au dévoilement. Dégrader
la différence d’autrui peut se comprendre à travers des formulations telles que « je te connais » ou
« je sais ce que tu vas dire », or l’exigence que m’adresse autrui est précisément de cesser d’ignorer
sa différence et donc de le reconnaître en tant qu’autrui. L’exigence éthique repose donc sur la
question de la situation de l’autre (situé dans un ailleurs radical et inatteignable).
Mais je ne peux reconnaître une situation de différence à l’autre, autrement dit une distinction, que
dans la mesure où je me suis moi-même situé. En fait, à partir de l’accusation de l’autre, je suis
tenu de me situer moi-même pour reconnaître à l’autre sa distinction. Pour expliquer cette
situation à partir de l’autre, Levinas a recourt à l’exemple biblique de Moshé appelé par le buisson
ardent : en effet lorsque le buisson appelle Moshé par son nom, celui-ci répond « me voici ».
Moshé écoute un buisson et il entend son appel : chose impossible si l’on s’en tient au manifeste.
Personne n’écoute un buisson, même s’il est en train de brûler. Mais l’attention de Moshé est
captée par un appel venu d’ailleurs que du buisson lui-même, un appel qui traverse le buisson. Ce
n’est qu’en envisageant un sens non-manifeste que l’appel du buisson peut être entendu. Alors
moi-même, étant à l’écoute de plus-que-de-l’être, je dépasse mon inscription dans l’être. C’est moi
qui suis appelé personnellement et j’entends l’appel au-delà du plan manifeste de l’être. Dans
l’exemple de Moshé, il est seul en train de faire paître ses moutons. Les moutons n’entendent pas
l’appel, et si d’autres hommes avaient été présents, il paraît probable qu’eux-mêmes n’auraient pas
plus entendu l’appel que les moutons ne le font. En effet l’appel s’adressant à l’intimité
personnelle de Moshé, il relève d’une onde signifiante inabordable par qui n’est pas Moshé. À la
manière des sifflets ultrasons dont on n’entend aucun son sortir, mais qui sont entendus
seulement par certains animaux, on pourrait dire que l’appel est adressé sur une tonalité
absolument singulière à cet homme-là, qui s’appelle Moshé.
Et la puissance de ce « me voici » repose pour Levinas, sur la double conséquence de son
mouvement : en m’obligeant à me distinguer, moi unique et irremplaçable face à l’appel de l’autre,
je distingue aussi la situation de l’autre venu d’ailleurs. Ainsi en formulant ma réponse à l’appel de
l’autre, le monde est reconfiguré à partir de lui, auquel je réponds et devant lequel ma présence
prend sens (le sens de la réponse implique la fin de l’ignorance de sa présence à lui). Ce tableau
correspond selon moi à bien des égards à la description de Kaddouch6. Ce qui est 6
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z Levinas l’article de Joëlle Hansel, « Ethique et enseigneme nstu :s lcai tféig puraer dlua
maître dans Totalité et Infini », Les temps modernes, n°664, mai-juillet 2011.
demande de Kaddouch à son élève, n’est-ce pas la preuve de sa présence, ou mieux ne lui
demande-t-il pas d’éprouver sa propre présence ? D’une certaine manière ce qu’il propose va
encore un peu plus loin : l’épreuve de la présence apparaît en effet comme l’épreuve d’une
relation. Or, l’entrée en relation avec un autre semble bien être le soubassement des leçons de
Kaddouch : il appelle l’élève à faire signe à partir de lui-même en respectant une règle : que ce
faire-signe ne soit pas formalisé dans le langage verbal, mais dans le langage musical.
Ainsi on peut mieux comprendre l’idée citée au départ de la présente étude, de la pédagogie
comme « acte d’interprétation d’un morceau dans lequel l’unité motrice qui a présidé à sa création
rencontre l’unité vivante de celui qui l’exécute ». Si l’on traduit à présent, il s’agirait donc de
conduire l’élève à faire signe, de l’amener à prononcer le « me voici » lévinassien, donc à produire
une forme qui témoigne de son unicité. Lorsque Kaddouch écrit à propos de son élève qu’il agit
« comme s’il oeuvrait pour préserver l’unité de son organisme », il se réfère à sa manière de
compiler des connaissances : mais cet élève seul ne peut pas mettre en oeuvre ce projet. Sa visée
est impossible car à travers l’énumération, il manifeste ce qu’il comprend, mais sans l’appel à plus
que la visibilité – sans l’appel au sens qu’introduit la présence de l’autre.
On pourrait dire que tout comme chez Levinas l’écoute prime sur la vue, l’expression sur la
manifestation ou le dévoilement, chez Kaddouch le signe se donnant dans un langage musical
n’est pas fixé. Il n’est pas réduit sous une forme statique, mais il se déploie dans le geste et la
motricité. Motricité est précisément un terme que l’on rencontre chez Maldiney à propos de
l’oeuvre d’art : en effet pour Maldiney ce qui fait d’un tableau une authentique oeuvre d’art est qu’à
travers la représentation se donne plus que la représentation, qu’au-delà de l’image le spectateur
se sente avec l’oeuvre, dans un contact rythmique. Cette idée n’exclut en aucune façon la
technique, mais il s’agit à chaque fois de faire avec la technique plus qu’elle-même ne peut
donner. De même qu’il s’agit pour Kaddouch de conduire l’élève Théodore à donner, à partir de
ses acquis, plus que ce que la somme de ces acquis ne peut lui permettre d’aborder. En effet, le
projet de se rassembler en unité n’apparaît possible qu’à l’occasion de la relation à l’autre homme,
qui loin d’être la reconnaissance d’un égal, nécessite ici la relation asymétrique du maître à l’élève
afin que la demande soit source d’enseignement – enseignement d’une modalité pour atteindre
son propre projet pour l’élève, pour entendre le sens singulier de l’élève pour le pédagogue.
L’entente mutuelle n’est ainsi pas réciproque : la production qui est offerte à sa demande au
professeur, n’est pas une dégradation du projet personnel dans la restitution d’une technique,
mais l’usage d’une technique au service du projet personnel. L’appel du professeur est un appel à
l’expressivité au sens lévinassien : d’abord appel à exprimer son goût pour une chose en
particulier, et à travers cette expression-là à ouvrir une présence qui dépasse l’expression
formalisée par la technique.
Maldiney, de même que Levinas, insiste sur l’absence de dévoilement et sur le sens issu de la
présence. La présence ne se confond pas chez eux avec la manifestation visible. Au contraire,
chez Levinas, le visage de l’autre homme est rendu présent par son altérité indévoilable et venue
d’ailleurs ; et chez Maldiney, il est question d’habiter son corps, d’être en contact avec le monde
sur un mode passible : déformaliser l’infini (Levinas) ; échapper à l’emprisonnement dans une
gestalt (Maldiney) ; interpréter l’unité motrice et vivante (Kaddouch). Dans chacune de ces
approches se retrouvent deux idées majeures : la variation de la présence qui laisse la trace de son
passage dans une forme porteuse de sens par l’évidence de sa limitation (présence irreprésentable,
tension entre la signifiance et la signification, entre le Dire et le dit, entre la forme et la
formation) ; et l’approche de la présence qui plutôt que d’avoir lieu comme ouverture d’une
connaissance, repose sur la rencontre. Si bien que l’interprétation évoquée par Kaddouch, loin de
se réduire à une compréhension ou à un déchiffrage, peut s’entendre comme un accueil. En effet,
comme le « me voici » lévinassien l’indique, la présence n’est jamais présence pour elle-même, elle
n’advient que dans une co-présence, ou comme l’écrit Maldiney dans une co-naissance. De même
Kaddouch, posant le pédagogue en quête d’une interprétation de la présence de l’élève à travers
son morceau de musique, s’appuie sur le geste d’accompagnement de la différence : loin de
rechercher l’explicitation du geste expressif, il entend le recevoir et l’accueillir pour ce qu’il est,
c’est-à-dire non un attendu mais la surprise du différent.
Dans un article de 1961 intitulé « Comprendre »7, Maldiney décrit la distinction entre ce qu’il
appelle la « compréhension rationnelle » et la « compréhension psychologique »8. Il s’appuie sur la
situation suivante : quelqu’un me raconte quelque chose. Dans cette narration, Maldiney se
demande ce que je peux comprendre. Et je peux donc comprendre deux aspects bien différents. Je
peux comprendre des « contenus signitifs », qui seraient par exemple l’énumération des objets
connus de Théodore, des données rationnelles distinctes et manipulables. Mais je peux également
avoir accès par la narration à une compréhension « oblique »9 de la présence de quelqu’un face à
moi. Autrement dit ces deux types de compréhension se distinguent à partir de ma considération
pour la présence : la narration doit-elle me renseigner sur un contenu objectif ou sur la situation
de son émetteur ? Cette distinction ouvre chez Maldiney une réflexion sur la présence, qui n’a lieu
que par l’acte d’une expression où l’impossibilité à fixer le quelqu’un comme étant contenu par les
formes manifestes du discours, montre précisément que quelqu’un est différent de quelque chose.
L’approche oblique de quelqu’un revient ici, me semble-t-il, à la proposition de Kaddouch : le
résultat de la production importe finalement moins que le geste de production lui-même. Ce geste
pourrait être pensé comme la signature dans son sens authentique : variation qui ne se fixe pas
définitivement sous un résultat, mais qui fluctue en donnant à entendre la présence de quelqu’un
qui ne se résume pas à un donné.
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Paris,
Editions
du
Cerf,
collection
«
OEuvres
philosophiques
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