Pierre Montebello
La lecture du livre de Robert Kaddouch ne va pas sans susciter de puissants échos philosophiques. Ils émanent de sa conception même de la “conductibilité”, cette conception nouvelle de la pédagogie. Car la conductibilité, telle qu’elle est définie par Robert Kaddouch, signifie à la fois communication et création. Elle est d’abord communication mais en un sens très précis, non transfert d’un savoir objectif préétabli d’un sujet à un autre, mais de sensibilités différentes, celle du professeur et de l’élève. La conductibilité se fonde sur un “partage” de sensibilités, et au fond , elle est plus qu’un partage puisqu’elle recrée ce qui est partagé, le recrée dans une nouvelle dimension qui n’est autre que la manière que le sujet apprenant a de s’approprier ce qu’il apprend, de le faire sien. Se faisant, elle ouvre à la possibilité d’une création, d’une reprise de soi créatrice.
Mettre en place une telle conductivité revient donc à mettre le sujet en situation de s’inventer, de se constituer dans sa singularité par la méditation d’autrui. Et ce n’est pas si simple. Robert Kaddouch dit d’abord avoir toujours besoin d’ “une rupture constructive” chargée d’introduire “des mouvements inhabituels”, de neutraliser “une posture répétitive”, de contourner un ensemble d’habitus. La conductibilité commence par le fait de mettre l’apprenant au pied d’un “mur”, de lui faire rencontrer un obstacle, de lui proposer un défi. C’est une pédagogie du contournement, de l’oblique, du détour, des “impasses”. Il faut que l’autre soit en situation de produire son échappatoire, sa trajectoire de fuite, son chemin d’escapade. Mais, cette condition ne suffit pas, si n’intervient pas ici un élément plus positif qui est que la résistance doit aussi être résonnance, qu’elle doit être ce processus par lequel le sujet découvre son propre problème, sa propre problématique, par le miracle de sa mise à relation à l’autre. La créativité est ainsi la découverte par l’élève de la problématique personnelle qui le constitue. Ce qui passe dans la rencontre entre professeur et élève, ce n’est pas une imposition, une information, un savoir, une connaissance. C’est quelque chose comme une individuation soudaine qui conjugue les différences, comme “l’échange entre la personnalité du compositeur et celle de l’interprète”. On voit bien que la pédagogie ne peut être générale, elle est un processus d’individuation. A la fois résistance à ce qui résiste et résonance avec ce qui diffère.
Il en va alors comme si le livre de kaddouch donnait à une certaine philosophie française son pendant pédagogique, autour de ces deux orientations : habitude et individuation, résistance et résonance. La notion d’habitude traverse depuis longtemps la philosophie française, de Descartes à Montaigne, de Maine de Biran à Bergson et Ravaisson, de Simondon à Deleuze. Comment ne pas évoquer d’bord ici les textes de Maine de Biran, les deux Mémoires sur l’influence de l’habitude sur la faculté de penser de 1800 et 1802, si proches au fond de ce que dit Robert Kaddouch : l’habitude est double, éclaircissement des opérations de l’esprit par répétition, et dépossession de soi en raison de l’automatisme qui en résulte. Nous sommes des êtres d’habitude, pour le meilleur et pour le pire. Revenir à soi, c’est lutter contre l’influence néfaste de l’habitude à transformer l’activité en passivité, l’intelligence en automatisme.
Maine de Biran a proposé une belle analyse des effets de l’habitude et de la nécessité de s’en libérer :
“Tout phénomène nouveau, toute suspension, tout changement dans un ordre qui nous est devenu familier réveille notre attention, notre sensibilité engourdie par l’habitude. Si l’ordre constant de la nature, si la marche régulière des globes qui se balancent dans l’espace, si les produits trop uniformes des composés que nous soumettons à nos expériences, peuvent refroidir la curiosité, amortir l’ardeur, le besoin de connaître ; des anomalies réelles ou apparentes, dans cet ordre réputé invariable, des faits extraordinaires, des combinaisons imprévues, souvent offertes par d’heureux hasards, viennent rendre le mouvement à l’esprit humain, l’arrachent à sa léthargie, et le poussent encore plus loin dans la carrière indéfinie ouverte à la perfectibilité.” (Maine de Biran, Deuxième mémoire sur l’influence de l’habitude sur la faculté de penser, Vrin, 1987, p. 198).
Biran trace certes ici un tableau très général du fonctionnement habituel des facultés humaines. Encore faut-il lui donner une consistance pédagogique. Il ne suffit pas d’invoquer seulement le besoin de rompre avec de mauvaises habitudes. L’important est de trouver le chemin qui court-circuite toutes les représentations et comportements habituels, et nous force à penser. Là est l’originalité du projet de Kaddouch.
Nous reprendrions volontiers le mot de Biran à la lecture de son livre : toute pédagogie est une pédagogie de l’anomalie et de l’imprévue, de l’imprévisible. On apprend bien que ce qui nous met en situation de rupture, que ce qui nous fait rompre avec une perception quotidienne. C’est toujours une anomalie extérieure qui provoque le devenir anomal. C’est l’anomalie au dehors qui crée l’anomal en soi. La règle et l’anormal ne sont pas les vrais outils d’enseignement, ils ne disent rien de l’individu apprenant, ils établissent des structures, des normes ou des défauts universellement valides, ils sont du côté d’une objectivité impersonnelle. Mais l’anomalie, l’écart, la rupture font de l’individu un anomal, un individu qui se transforme, qui n’est semblable à nul autre, qui produit sa propre configuration intérieure, son propre espace personnel, sa dynamique propre. Une horloge déréglée, un environnement modifié, un écart temporel… sont des déclencheurs nécessaires pour que le sujet naisse à lui dans ce qui lui résiste. En invoquant “une rupture constructive”, la pédagogie de Kaddouch nous fait saisir la réalité de ce passage de l’individu/habitus à l’individu/anomal, ouvert à la conductibilité et à sa propre individuation.
C’est toujours par les bords et en affrontant des murs qu’on se transforme, qu’on devient anomal, dira Deleuze. Et d’évoquer le “mur blanc ” de Moby Dick (la baleine), les paroles du capitaine Achab : “Parfois je crois qu’au-delà il n’ y a rien, mais tant pis !. Toucher le bord de ce mur blanc, le toucher et le dépasser à la fois, c’est par cela que la capitaine veut étancher sa soif d’absolu (la baleine blanche, objet monstrueux symbole de sa quête d’absolu), et crée son anomalité propre. A l’habitude qui désapproprie, dépersonnalise, Biran oppose lui l’effort face à une résistance par lequel le sujet se ressaisit, s’implique dans une individuation de la connaissance, se pose en vrai sujet, et de même Kaddouch, lorsqu’il rapporte le processus de connaissance à la nécessité surmonter quelque chose qui résiste de toute son étrangeté, qui résiste au réseau des habitudes, implique le sujet dans sa propre subjectivité, ne réduit plus le savoir à une objectivité impersonnelle, mais insiste sur l’appropriation obligatoire du savoir par le sujet, laquelle ne peut être qu’un acte créatif, un engagement anomal, singulier.
Nous entrons dans le second moment de cette pédagogie. Après la résistance aux habitudes, la communication des sensibilités doit produire une résonance, sans quoi aucune métamorphose n’advient. En quoi consiste cette résonance ? C’est le point le plus délicat car il question ici justement de l’individuation du sujet, de la formation d’une problématique intérieure qui définit un espace individuel à nul autre pareil. Or, comment ouvrir chaque individu à sa propre problématique, singulière, non transposable, irréductible ? Et comment faire comprendre qu’elle ne se découvre que dans la relation à l’autre. La conductibilité est cette découverte de soi par le rapport à l’autre. Elle passe entre deux pôles, transfert, passage, interaction, sans quoi rien ne se passe. Vraie difficulté pédagogique
Or, il revient justement à un philosophe, Simondon, d’avoir pensé cette condition nécessaire à toute individuation. Dans son livre sur L’individuation à la lumière des notion de forme et d’information (Millon, 2005), celui-ci forge la notion de transduction : tout système qui s’individue est dans un état de transduction, ce qui veut dire qu’il fait communiquer des réalités hétérogènes, des niveaux du réel différents. Et de même l’élève qui s’individue ne le peut que parce qu’il fait communiquer en lui une réalité autre et la sienne, produisant alors dans cette relation ce qui le singularise et le constitue. Cette transduction est bien proche de la conductibilité de Robert Kaddouch : communication des différences, structuration de soi dans cet échange. Apprendre, ce n’est certes pas ce pas se cultiver en un sens passif, comme si on se bornait à recevoir des informations neutres qui ne changent rien en nous et n’ont pas de réelle signification pour nous. C’est plutôt entamer un processus que Simondon nomme “transindividuel”, où le sujet n’est pas un tout, ni réceptacle d’un tout, mais pôle dans une relation :
“La culture, écrit-il, est neutre en quelque sorte, elle demande à être polarisée par le sujet se mettant en question lui-même ; au contraire, il y a dans la relation transindividuelle une exigence de mise en question du sujet par lui-même, parce que cette mise en question est déjà commencée par autrui : la décentration du sujet par rapport à lui-même est effectuée en partie par autrui dans la relation transindividuelle”.
Voilà en quoi consiste la résonance : non pas à établir la communauté d’un savoir objectif, mais la communication de sensibilité qui crée un problème. Le sujet doit devenir problème à lui-même avec toute son histoire, ses potentialités, ses possibilités, ses impossibilités, et se lancer dans la résolution de ses propres problèmes. C’est en cela que consiste sa “problématique” pour parler comme Simondon. Le transindividuel n’est pas communication interindividuelle ou transmission de savoir purement objective, mais la relation qui crée un système qui dépasse l’individu et l’oblige à puiser dans ses potentialités propres, au fond de son histoire pour avancer une solution qui est sa réponse à son problème de savoir.
La pédagogie de Robert Kaddouch nous semble exactement mettre en scène cette relation transindividuelle. La mise en “organisation engendrée progressivement par structurations et restructurations”, la “réorganisation continue”, inventive et dynamique, comme il le dit, forment les traits mêmes sa pédagogie. Sa manière de faire a des échos avec la philosophie sous ces deux aspects : trouver le moyen de sortir d’un contexte d’habitudes cristallisées, où le sujet est absent, pour l’amener, grâce à une situation transindividuelle, à se réapproprier ses propres potentialités, à nul autre pareilles. C’est en sens qu’un lecteur philosophe trouvera à son propos une touche philosophique et une dimension qui dépasse la pédagogie, parce qu’il s’agit au fond des mêmes problèmes que ceux qu’on trouve en philosophie. Mais, qui dépasse aussi la philosophie parce qu’il faut les mettre à l’épreuve concrète de l’autre.
Pierre Montebello